Traduction française : Oeuvres de Tite-Live. Histoire romaine, t. I dans la Collection des auteurs latins publiés sous la direction de M. Nisard, Paris, Dubochet, 1864

19. Scipion, voyant l'inquiétude et le repentir succéder dans l'esprit des Romains à l'enthousiasme qui l'avait d'abord accueilli, fait aussitôt convoquer l'assemblée, et y parle de son âge, du commandement qu'on lui a confié, de la guerre qu'il va diriger, avec tant de noblesse et de hauteur de vues qu'il ranime et renouvelle l'ardeur déjà éteinte de ses concitoyens, et les remplit d'une confiance supérieure à celle qu'inspirent d'ordinaire les promesses des hommes et les raisonnements fondés sur la confiance. En effet, Scipion n'était pas moins admirable par des talents véritables que par le grand art de les faire valoir, qu'il cultiva dès sa jeunesse. Ce qu'il proposait à la multitude, ou lui avait apparu dans une vision nocturne, ou lui était suggéré par une inspiration divine, soit que la superstition eût un certain empire sur son esprit, soit qu'il voulût assurer la prompte exécution de ses ordres et de ses desseins, en leur donnant le caractère d'un oracle. Ce fut pour disposer de loin les esprits à cette croyance superstitieuse, que, du jour où il prit la robe virile, il ne fit aucune action, publique ou particulière, sans aller au Capitole, sans entrer dans le sanctuaire, et sans y rester quelque temps seul, caché à tous les regards. Cette règle, qu'il observa toute sa vie, soit par politique, soit sans dessein particulier, fit croire à quelques-uns qu'il était issu du sang des dieux, et remit en crédit, avec des circonstances non moins ridicules, la fable autrefois répandue au sujet d'Alexandre le Grand. On attribuait sa naissance à un serpent monstrueux, qu'on voyait souvent dans la chambre de sa mère, et qui tout à coup s'échappait et disparaissait à l'arrivée de ceux qui entraient chez elle. Scipion lui-même ne porta jamais atteinte à l'autorité de ces prodiges ; il eut plutôt l'habileté de l'augmenter encore, en ne les niant comme en ne les affirmant jamais. Beaucoup de traits du même genre, les uns vrais, les autres supposés, avaient fait passer en faveur de ce jeune homme les bornes de l'admiration, et ce fut cette superstition qui détermina Rome à confier à son âge encore tendre des intérêts si graves, un commandement si important. Aux débris de l'ancienne armée d'Espagne et aux renforts partis de Pouzzoles avec C. Néron, on ajouta dix mille hommes d'infanterie et mille chevaux, et on donna à Scipion Junius Silanus, en qualité de propréteur, pour l'aider à faire campagne. Le général partit ainsi de l'embouchure du Tibre avec une flotte de trente galères, toutes à cinq rangs de rames ; et, après avoir longé les côtes de la mer de Toscane et les Alpes, doublé le golfe du Lion et le promontoire des Pyrénées, il débarqua ses troupes à Empories, ville grecque, dont les habitants étaient originaires de la Phocée. Là, il ordonna à ses vaisseaux de le suivre par mer, et se rendit lui-même par terre à Tarragone, où il tint une assemblée des députations de tous les peuples alliés qui, au premier bruit de son arrivée, étaient accourues de toutes les parties de l'Espagne. Il fit placer ses bâtiments en lieu de sûreté, et renvoya quatre galères de Marseille, qui l'avaient escorté par honneur. Dans ses audiences, il répondit aux députés des alliés, que tant d'événements divers tenaient en suspens, avec toute la grandeur d'âme que lui inspirait la confiance en ses rares qualités, mais sans qu'il lui échappât aucun mot d'orgueil ; et il mit dans tous ses discours autant de dignité que de loyauté.