Traduction d'Eugène LASSERRE, Tite-Live, Histoire romaine. T. 6, Paris, Classiques Garnier, 1949
Scipion, dit-on, parla ainsi :
44. Mais pour montrer l'importance qu'il y a à porter, en prenant l'offensive, l'inquiétude chez l'ennemi et à détourner de soi le danger pour mettre l'adversaire dans une situation critique, qu'est-il besoin d'exemples anciens et étrangers ? Peut-il y avoir exemple plus grand, plus actuel qu'Hannibal ? Il y a une grande différence entre ravager un territoire étranger et voir le sien dévasté par le feu et par le fer ; l'ardeur est plus grande chez qui apporte le danger que chez qui le repousse ; en outre, c'est de l'inconnu qu'on a le plus peur ; le fort et le faible de l'ennemi, c'est de près, une fois sur son territoire, qu'on peut les voir. Hannibal n'avait pas espéré qu'en Italie, il passerait à lui autant de peuples qu'il en passa après la défaite de Cannes ; combien tout, en Afrique, pourrait se montrer encore moins solide et moins stable pour les Carthaginois, alliés infidèles, maîtres à charge et arrogants. De plus, nous, Romains, même abandonnés par nos alliés, nous nous sommes soutenus grâce à nos propres forces, grâce au soldat romain ; Carthage ne trouve aucune force chez ses citoyens ; ses soldats sont des mercenaires, Africains et Numides, qui, par nature, changent d'engagement à la légère. Que seulement je ne trouve pas d'obstacle ici ; en même temps, vous apprendrez que j'ai passé la mer, que la guerre met l'Afrique en feu, et que, tandis qu'Hannibal lève l'ancre d'ici, Carthage est assiégée ; attendez d'Afrique des nouvelles plus heureuses et plus fréquentes que vous n'en receviez d'Espagne. Ce qui me suggère ces espoirs, c'est la fortune du peuple romain, les dieux témoins du traité violé par l'ennemi, les rois Syphax et Masinissa, sur la loyauté desquels je compte dans la mesure où je suis solidement garanti contre leur déloyauté. Bien des choses qui, maintenant, à distance, n'apparaissent pas, la guerre les découvrira ; et il appartient à un homme, à un général, de ne pas manquer à la fortune quand elle se présente, et de faire entrer dans ses plans ce que lui offre le hasard. J'aurai comme antagoniste, Quintus Fabius, celui que tu m'assignes, Hannibal ; mais je l'entraînerai, au lieu qu'il me retienne ; je le forcerai à combattre sur sa terre, et Carthage sera le prix de la victoire, plutôt que les forts à demi-ruinés du Bruttium. Que pendant ma traversée, pendant mon débarquement en Afrique, pendant que je pousserai mon camp vers Carthage, l'état romain ne subisse aucun dommage, si tu as pu, Quintus Fabius, l'obtenir, alors qu'Hannibal vainqueur courait partout en Italie, prends garde que, maintenant qu'Hannibal est déjà ébranlé et presque brisé, il ne soit outrageant pour le consul Publius Licinius, cet homme si courageux, de dire qu'il ne peut l'obtenir, lui qui, pour ne pas s'éloigner de nos cérémonies religieuses, étant souverain pontife (et pour cela seulement) n'a point pris part au tirage au sort pour une province si lointaine. Et même si, ma foi, le moyen dont je suis partisan ne hâtait pas la fin de la guerre, il conviendrait pourtant à la dignité du peuple romain, et à son prestige auprès des rois et des nations étrangères, de montrer que nous avons le courage non seulement de défendre l'Italie, mais de porter les armes en Afrique, de ne pas laisser croire et raconter que, ce qu'Hannibal a osé, aucun chef romain ne l'ose, et que si, pendant la première guerre punique, alors qu'on luttait pour la Sicile, nos armées et nos flottes ont si souvent attaqué l'Afrique, maintenant, alors qu'on lutte pour l'Italie, l'Afrique reste en paix. Que la tranquillité règne enfin dans l'Italie longtemps tourmentée : qu'on brûle, qu'on dévaste à son tour l'Afrique ; qu'un camp romain menace les portes de Carthage, plutôt que nous ne voyions à nouveau, de nos murailles, les retranchements ennemis ; que l'Afrique soit le siège de la fin de la guerre ; rejetons sur elle la terreur et la fuite, le pillage des champs, les trahisons d'alliés, tous les autres malheurs qu'entraîne la guerre et qui se sont rués sur nous durant quatorze ans. Sur ce qui touche aux affaires de l'état, à la guerre imminente, aux "provinces" dont il s'agit, j'en ai assez dit ; ce discours serait long et sans intérêt pour vous si, comme Quintus Fabius a rabaissé mes exploits en Espagne, je voulais en réponse railler sa gloire et exalter la mienne. Je ne ferai ni l'un ni l'autre, Pères Conscrits, et, sinon par d'autres titres, du moins par ma modération et la retenue de mon langage, je l'emporterai, quoique jeune, sur le vieillard. J'ai vécu et agi de façon à trouver sans rien dire, dans l'opinion que vous conceviez spontanément et que vous gardiez de moi, de quoi me satisfaire facilement." |