Traduction d'Eugène LASSERRE, Tite-Live, Histoire romaine. T. 6, Paris, Classiques Garnier, 1949

Scipion, dit-on, parla ainsi :
"Quintus Fabius lui-même, Pères Conscrits, au début de son discours, a dit que son avis pouvait être suspect de dénigrement ; je n'oserais guère moi-même accuser d'une telle chose un si grand homme ; mais ce soupçon -que la faute en incombe à son discours ou aux faits eux-mêmes- il ne s'en est pas entièrement lavé. Il a, en effet, pour étouffer l'accusation de jalousie, vanté ses charges et la gloire de ses exploits comme si c'était le citoyen le plus humble qui risquait de rivaliser avec moi, et non celui qui, à cause de sa supériorité sur tous (à laquelle je tends moi aussi, je ne le dissimule pas), ne veut point qu'on m'égale à lui ; il s'est posé en vieillard, en homme ayant rempli tous les honneurs, et m'a mis, pour l'âge, plus bas que son fils même, comme si le désir de la gloire ne s'étendait pas au-delà des bornes de la vie humaine, comme si la gloire, en sa plus grande partie, ne se prolongeait pas dans la mémoire des hommes et la postérité. C'est aux plus grands hommes, je le tiens pour certain, qu'il arrive de se comparer non seulement à leurs contemporains, mais aux personnages illustres de tous les temps. Et en vérité, je ne cache pas, Quintus Fabius, que je désire non seulement atteindre ta gloire, mais -permets-moi de le dire- si je le puis, la surpasser. Refusons-nous, toi à mon sujet, moi au sujet des hommes plus jeunes, à souhaiter qu'il n'apparaisse aucun citoyen qui nous ressemble ; ce serait en effet porter tort non seulement à ceux que nous envierions, mais à l'État, et presque à tout le genre humain. Fabius a dit quels grands périls j'allais affronter si je passais en Afrique, de façon à sembler s'inquiéter de moi-même, et non pas seulement de l'état et de l'armée. D'où lui vient cette brusque sollicitude pour moi ? Quand mon père et mon oncle eurent été tués, quand leurs deux armées eurent été presque exterminées, quand les Espagnes eurent été perdues, quand quatre armées carthaginoises et leurs quatre généraux tenaient tout sous la crainte de leurs armes, quand, cherchant un général pour cette guerre, on ne voyait se présenter personne que moi, personne n'ayant osé donner son nom, quand, à moi, jeune homme de vingt-quatre ans, le peuple romain avait donné le commandement en chef, pourquoi, alors, n'y avait-il personne pour signaler mon âge, la force de l'ennemi, les difficultés de la guerre, le malheur récent de mon père et de mon oncle ? A-t-on subi maintenant en Afrique un désastre plus grand qu'alors en Espagne ? Les armées, maintenant, sont-elles plus grandes en Afrique, les généraux plus nombreux et meilleurs qu'ils ne l'étaient alors en Espagne ? Mon âge était-il alors, pour faire une guerre, plus mûr que maintenant ? Est-il plus aisé, avec les Carthaginois comme ennemis, de faire la guerre en Espagne qu'en Afrique ? Il est facile, après la défaite et la déroute de quatre armées carthaginoises, après la conquête de tant de villes, prises de force ou réduites par la crainte, après la soumission de tout le pays jusqu'à l'Océan, de tant de petits rois, de tant de nations barbares, après que j'ai reconquis toute l'Espagne si bien qu'il n'y reste pas trace de guerre, de rabaisser mes exploits ; autant, ma foi, que, si je revenais vainqueur d'Afrique, il serait facile de rabaisser ces difficultés mêmes que maintenant, pour me retenir, on exagère afin qu'elles paraissent terribles. Fabius dit qu'il n'y a pas de point où aborder en Afrique, il dit qu'aucun port ne nous est ouvert ; il rappelle que Marcus Atilius a été pris en Afrique, comme si Marcus Atilius avait échoué dès son arrivée en Afrique ; et il oublie que même ce général si malheureux trouva des ports ouverts en Afrique, qu'il y remporta, la première année, les plus grands succès, et qu'en ce qui regarde les généraux carthaginois, il resta invaincu jusqu'à la fin. Tu ne peux donc m'effrayer en rien avec ton exemple. Et même si c'était dans cette guerre, et non dans la première, récemment, et non il y a quarante ans, que cette défaite avait été subie, comment la capture de Régulus m'empêcherait-elle de passer en Afrique plus que la mort des Scipions ne m'a empêché de passer en Espagne ? Je ne saurais permettre que la naissance du Lacédémonien Xanthippe ait été plus heureuse pour Carthage que la mienne pour ma patrie ; ce serait même un motif d'augmenter ma confiance, que la valeur d'un seul homme puisse être d'un tel poids. Mais, dit-on, il faut aussi écouter l'exemple des Athéniens, passés témérairement en Sicile, en laissant une guerre chez eux. Pourquoi donc, puisqu'on a le temps de nous raconter les fables des Grecs, ne rappelles-tu pas plutôt qu'Agathocle, roi de Syracuse, la Sicile étant, depuis longtemps, ravagée par une guerre punique, passa dans cette même Afrique, et rejeta la guerre sur le pays d'où elle était venue ?

 

44. Mais pour montrer l'importance qu'il y a à porter, en prenant l'offensive, l'inquiétude chez l'ennemi et à détourner de soi le danger pour mettre l'adversaire dans une situation critique, qu'est-il besoin d'exemples anciens et étrangers ? Peut-il y avoir exemple plus grand, plus actuel qu'Hannibal ? Il y a une grande différence entre ravager un territoire étranger et voir le sien dévasté par le feu et par le fer ; l'ardeur est plus grande chez qui apporte le danger que chez qui le repousse ; en outre, c'est de l'inconnu qu'on a le plus peur ; le fort et le faible de l'ennemi, c'est de près, une fois sur son territoire, qu'on peut les voir. Hannibal n'avait pas espéré qu'en Italie, il passerait à lui autant de peuples qu'il en passa après la défaite de Cannes ; combien tout, en Afrique, pourrait se montrer encore moins solide et moins stable pour les Carthaginois, alliés infidèles, maîtres à charge et arrogants. De plus, nous, Romains, même abandonnés par nos alliés, nous nous sommes soutenus grâce à nos propres forces, grâce au soldat romain ; Carthage ne trouve aucune force chez ses citoyens ; ses soldats sont des mercenaires, Africains et Numides, qui, par nature, changent d'engagement à la légère. Que seulement je ne trouve pas d'obstacle ici ; en même temps, vous apprendrez que j'ai passé la mer, que la guerre met l'Afrique en feu, et que, tandis qu'Hannibal lève l'ancre d'ici, Carthage est assiégée ; attendez d'Afrique des nouvelles plus heureuses et plus fréquentes que vous n'en receviez d'Espagne. Ce qui me suggère ces espoirs, c'est la fortune du peuple romain, les dieux témoins du traité violé par l'ennemi, les rois Syphax et Masinissa, sur la loyauté desquels je compte dans la mesure où je suis solidement garanti contre leur déloyauté. Bien des choses qui, maintenant, à distance, n'apparaissent pas, la guerre les découvrira ; et il appartient à un homme, à un général, de ne pas manquer à la fortune quand elle se présente, et de faire entrer dans ses plans ce que lui offre le hasard. J'aurai comme antagoniste, Quintus Fabius, celui que tu m'assignes, Hannibal ; mais je l'entraînerai, au lieu qu'il me retienne ; je le forcerai à combattre sur sa terre, et Carthage sera le prix de la victoire, plutôt que les forts à demi-ruinés du Bruttium. Que pendant ma traversée, pendant mon débarquement en Afrique, pendant que je pousserai mon camp vers Carthage, l'état romain ne subisse aucun dommage, si tu as pu, Quintus Fabius, l'obtenir, alors qu'Hannibal vainqueur courait partout en Italie, prends garde que, maintenant qu'Hannibal est déjà ébranlé et presque brisé, il ne soit outrageant pour le consul Publius Licinius, cet homme si courageux, de dire qu'il ne peut l'obtenir, lui qui, pour ne pas s'éloigner de nos cérémonies religieuses, étant souverain pontife (et pour cela seulement) n'a point pris part au tirage au sort pour une province si lointaine. Et même si, ma foi, le moyen dont je suis partisan ne hâtait pas la fin de la guerre, il conviendrait pourtant à la dignité du peuple romain, et à son prestige auprès des rois et des nations étrangères, de montrer que nous avons le courage non seulement de défendre l'Italie, mais de porter les armes en Afrique, de ne pas laisser croire et raconter que, ce qu'Hannibal a osé, aucun chef romain ne l'ose, et que si, pendant la première guerre punique, alors qu'on luttait pour la Sicile, nos armées et nos flottes ont si souvent attaqué l'Afrique, maintenant, alors qu'on lutte pour l'Italie, l'Afrique reste en paix. Que la tranquillité règne enfin dans l'Italie longtemps tourmentée : qu'on brûle, qu'on dévaste à son tour l'Afrique ; qu'un camp romain menace les portes de Carthage, plutôt que nous ne voyions à nouveau, de nos murailles, les retranchements ennemis ; que l'Afrique soit le siège de la fin de la guerre ; rejetons sur elle la terreur et la fuite, le pillage des champs, les trahisons d'alliés, tous les autres malheurs qu'entraîne la guerre et qui se sont rués sur nous durant quatorze ans. Sur ce qui touche aux affaires de l'état, à la guerre imminente, aux "provinces" dont il s'agit, j'en ai assez dit ; ce discours serait long et sans intérêt pour vous si, comme Quintus Fabius a rabaissé mes exploits en Espagne, je voulais en réponse railler sa gloire et exalter la mienne. Je ne ferai ni l'un ni l'autre, Pères Conscrits, et, sinon par d'autres titres, du moins par ma modération et la retenue de mon langage, je l'emporterai, quoique jeune, sur le vieillard. J'ai vécu et agi de façon à trouver sans rien dire, dans l'opinion que vous conceviez spontanément et que vous gardiez de moi, de quoi me satisfaire facilement."