Patrick Voisin,  Il faut reconstruire Carthage. Méditerranée plurielle et lettres anciennes.

Préface de Dominique Briquel, Paris, L’Harmattan, 2007 (Coll. Kubaba, Série Eclectique), 266 p.,

ISBN 978-2-296-02948-4.

 

    Les interrogations tant à propos de la didactique des lettres anciennes qu’à propos de la pertinence des mêmes lettres anciennes comme objet d’étude sont légion.

L’ouvrage de P. Voisin a le mérite de dépasser un débat, certes riche d’arguments mais pouvant parfois paraître répétitif, et en même temps d’ouvrir un nouveau

chantier de possibles : celui des publics et celui de la langue.

    Le champ des publics des lettres anciennes est revisité en fonction des horizons d’attente et en fonction d’un public scolaire nourri par l’immigration.

Les horizons d’attente variant selon les filières, les cycles, il convient de ne pas se limiter aux textes dits « classiques » mais d’interroger tout type de document

sans exclure les textes ou inscriptions spécialisées, le latin tardif, médiéval etc, les ressources de l’archéologie in vivo et plus souvent in vitro grâce aux banques

 de données des nouvelles technologies. Ces investigations sont de nature à fédérer des publics variés. Il a trop longtemps été dit que les lettres anciennes étaient

 réservées à des publics aguerris linguistiquement. Les publics scolaires issus de l’immigration, s’ils connaissent le risque de  fracture identitaire,

de par leur histoire, possèdent un avantage que n’ont pas les élèves monolingues : ils vivent de manière très diverse la réalité de deux langues.

Cette réalité conduit à réinterroger l’espace méditerranéen dans une perspective qui ne doit plus être celle d’une dichotomie Nord-Sud ou Orient-Occident.

C’est à ce moment-là qu’il convient de se pencher sur une histoire partagée autour de la Méditerranée. La colonisation romaine n’en est qu’une facette :

elle est un « révélateur » à un moment donné de rencontres entre des peuples, des institutions, des langues à travers la pluriculturalité de l’Afrique antique.

Avant elle et après elle, les contacts n’ont pas cessé. Ainsi le substrat libyco-berbère traverse de part en part les différentes relations entre les langues

(libyco-berbère et punique, libyco-berbère et latin, libyco-berbère et arabe, libyco-berbère et français, etc). Les études menées à ce sujet,

loin d’être abouties, sont prometteuses.  Mais ce n’est qu’une façon de poser les valeurs de l’espace méditerranéen, espace de contacts.

La tradition arabo-perso-musulmane est une autre manière de décliner ces contacts. L’auteur de l’ouvrage, à travers l’hapax « autothalassie »,

enrichit le champ sémantique du mot « méditerranée » pour mettre l’accent sur le fait qu’il s’agit d’un espace au milieu des terres, rompant

avec la réduction de la Méditerranée à un espace gréco-latin : «La Méditerranée est trop mythique et trop mythologique pour que la technologie

– qui est mythologie de notre modernité – nous fasse peur.»[1]

    Ce « désenclavement » sémantique du mot permet un regard neuf sur les langues anciennes, le latin et le grec, et sur les stéréotypes qui s’y rattachent.

Un de ces stéréotypes réside dans la manière d’aborder le syntagme « langues mortes ». Ces dernières semblent souffrir d’un déficit quasi rédhibitoire

face aux langues dites vivantes. Or, le fait qu’elles ne soient plus parlées les réinstalle justement dans une position qui les exempte d’une concurrence

 possible avec les autres langues. Elles n’ont plus à lutter ou à être vues comme des langues de communication avec des enjeux identitaires

ou politico-économiques. Elles sont « autres ». De cette altérité naît tout un monde de possibles. Avec elles se rencontre un Autre qui n’est pas menaçant,

et qui par là permet de se situer soi-même.

    Un second stéréotype concerne la manière d’envisager l’exercice de traduction qui doit être différencié de l’exercice de la version, plus réducteur.

L’auteur insiste sur le fait que la traduction doit être une réappropriation et pas seulement une acquisition. L’acte de traduction élabore  un cheminement

vers L’Autre lointain  par le medium de la langue. Sont saluées au passage des initiatives visant à appliquer aux langues anciennes des pratiques qui permettent

de percevoir la mens Romana en donnant du sens à la morpho-syntaxe. De ce fait la traduction devient une école de tolérance : ouverture culturelle et intercompréhension.

Ces pratiques revitalisent alors les langues dites « mortes », les insèrent dans la construction de la citoyenneté européenne (peuvent même être envisagés des

échanges entre classes de lettres anciennes d’horizons différents). Elles ont toute leur place dans l’élaboration d’un socle commun de compétences et de

connaissances. Il est possible, lorsque les langues anciennes donnent à voir une interactivité à la fois exigeante et ouverte, de parler d’ « humanités modernes ».

 La Carthage antique dans ses liens multiples (Afrique, Orient, Europe) en fut une incarnation.

    Ce livre stimulant donne un intéressant prolongement ou écho à celui de Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, L’avenir des langues. Repenser les humanités (Paris, Cerf, 2004).

 

 

Michèle Brenier  (Lycée de Die)

 


 

[1] Stetie S. « La Méditerranée entre les deux consciences » in L’imaginaire méditerranéen, op.cit. p. 35; Liban pluriel. Essai pour une culture conviviale, ed. Naufal, Europe, 1994.