L'invention de l'auteur

 

Le je de l’auteur épique

Un je jamais nommé / La représentation homérique des aèdes / La rencontre des Muses avec Hésiode / Les "noms parlants"/ Les premières signatures : la sphrègis du poète et celle du peintre- potier /De l'épopée au roman

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Un je jamais nommé

Chacune des épopées homériques, mais aussi les deux poèmes didactiques conservés sous le nom d’Hésiode, donc l’ensemble des poèmes considérés comme les plus anciens de la littérature grecque et de la tradition occidentale, commencent par un « proème » à la première personne, implicite dans le cas de l’impératif ἄειδε « chante » (Il. I, 1- 3), et par un appel aux Muses :

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  • Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆοc
    οὐλομένην, ἣ μυρί᾿ Ἀχαιοῖc ἄλγε᾿ ἔθηκε,
    πολλὰc δ᾿ ἰφθίμουc ψυχὰc ᾌδι προΐαψεν
    Chante, ô déesse, le courroux du Péléide Achille
  • Courroux fatal qui causa mille maux aux Achéens
  • Et fit descendre chez Hadès tant d’âmes valeureuses. (1)

Ou explicite au datif μοι

καί μοι σκῆπτρον ἔδον δάφνης ἐριθηλεος ὄζον. (Hés. Théog. 30)

Le long passage en forme de « catalogue » du chant II de l’Iliade, où sont énumérés les contingents des alliés « achéens » représente peut-être pour la mémoire des aèdes une prouesse particulèrement difficile : cette hypothèse pourrait expliquer pourquoi le poète demande alors à nouveau le secours des Muses, dont Hésiode dit ailleurs qu’elles sont les filles de Mnèmosynè, « Mémoire » :

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Ἔσπετε νῦν μοι Μοῦσαι Ὀλύμπια δώματ᾿ ἔχουσαι·
ὑμεῖς γὰρ θεαί ἐστε πάρεστέ τε ἴστέ τε πάντα,
  ἡμεῖς δὲ κλέος οἶον ἀκούομεν οὐδέ τι ἴδμεν·
οἵ τινες ἡγεμόνες Δαναῶν καὶ κοίρανοι ἦσαν·
πληθὺν δ᾿ οὐκ ἂν ἐγὼ μυθήσομαι οὐδ᾿ ὀνομήνω,
οὐδ᾿ εἴ μοι δέκα μὲν γλῶσσαι, δέκα δὲ στόματ᾿ εἶεν,

φωνὴ δ᾿ ἄρρηκτος, χάλκεον δέ μοι ἦτορ ἐνείη,
εἰ μὴ Ὀλυμπιάδες Μοῦσαι Διὸς αἰγιόχοιο
θυγατέρες μνησαίαθ᾿ ὅσοι ὑπὸ Ἴλιον ἦλθον·
ἀρχοὺς αὖ νηῶν ἐρέω νῆάς τε προπάσας.
Dites-moi maintenant, Muses qui vivez sur l’Olympe,

(Car vous êtes déesses, vous voyez et savez tout,

Et nous, nous n’entendons qu’un bruit et nous ne savons rien),

Ceux que les Danaens avaient pour guides et pour chefs.

La foule, je ne puis en faire état ni la nommer,

Quand même je posséderais dix langues et dix bouches,

Une voix incassable, un cœur de bronze en ma poitrine,

A moins que les Muses du ciel, filles du Porte-Egide,

Ne me rappellent ceux qui vinrent sous les murs de Troie.

Mais je dirai les commandants et le total des nefs. (Hom. Il. II, 484-493 (trad. de Fr. Mugler, Babel poche) )

L’opposition entre la divinité des Muses et l’humanité du poète sous-tend l’opposition entre le savoir intuitif et total des Muses (2) et l’ignorance des humains (οὐδέ τι ἴδμεν) qui n’ont à leur disposition qu’une « rumeur de gloire », un bruit qu’ils entendent (ἡμεῖς δὲ κλέος οἶον ἀκούομεν). Le poète reconnaît qu’il doit ses capacités de conteur à une puissance extérieure à lui, qu’il appelle les Muses, peut-être la forme intériorisée de la tradition. Il est même possible que la fiction des Muses permette aux aèdes de faire croire qu’il n’y a pas d’apprentissage possible de leur métier, réputé d’origine surnaturelle. En tout cas, aucun passage de l’épopée archaïque ne permet de supposer que l’on pourrait apprendre le métier d’aède sans cette caution censée venir de l’Olympe.

Un autre passage du même chant II de l’Iliade montre même un aède, le téméraire Thamyris, qui aurait eu la prétention de rivaliser avec les Muses (peut-être en omettant de les invoquer au début et au cours de son activité de poète ?) : il est resté dans la mémoire de ses « collègues » comme l’exemple du châtiment que les Muses infligent à qui transgresse la loi d’humilité des aèdes (3)  :

Il. II, 595-600 […] Δώριον, ἔνθά τε Μοῦσαι
ἀντόμεναι Θάμυριν τὸν Θρήϊκα παῦσαν ἀοιδῆς
Οἰχαλίηθεν ἰόντα παρ᾿ Εὐρύτου Οἰχαλιῆος·
στεῦτο γὰρ εὐχόμενος νικησέμεν εἴ περ ἂν αὐταὶ
Μοῦσαι ἀείδοιεν κοῦραι Διὸς αἰγιόχοιο·
αἳ δὲ χολωσάμεναι πηρὸν θέσαν, αὐτὰρ ἀοιδὴν

θεσπεσίην ἀφέλοντο καὶ ἐκλέλαθον κιθαριστύν·

    […] de Dorion, où jadis les Muses

    Allèrent mettre fin au chant de Thamyris le Thrace.

    Comme il s’en revenait de chez Euryte d’Œchalie,

    Il se glorifia tout haut de vaincre par ses chants

    Les Muses même, ces enfants de Zeus le Porte-Egide.

    Dans leur courroux, elles le mutilèrent, lui ravirent

    Le don du chant, et l’art de la cithare lui passa.

On pourrait suggérer que Thamyris avait simplement prétendu être lui-même l’auteur de ses poèmes, prétention à laquelle l’aède homérique ne saurait souscrire : c’est peut-être pour cette raison que les poèmes homériques ne disent jamais qui est le je qui demande aux Muses de chanter par sa voix.

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La représentation homérique des aèdes

Avec le personnage de Thamyris dans le Catalogue du chant II de l’Iliade, nous avons glissé du thème du je auctorial dans la poésie archaïque à celui de la représentation homérique des aèdes, avec cet exemple d’un comportement interdit dans le métier, sous peine d’un châtiment divin. L’Odyssée en donne d’autres exemples, et dans l’ordre du texte d’abord l’aède d’Ithaque Phémios (« Fameux, Célèbre » ?), qui entraîne entre Télémaque et Pénélope un débat sur la fonction de la poésie épique et le rôle des aèdes :

Pour eux chantait le très glorieux chanteur, (ἀοιδὸς ἄειδε περικλυτός) et en silence

Ils l’écoutaient. Il chantait le retour des Grecs,

le retour d’Ilion que Pallas avait endeuillé.

Ce chant sacré, du haut de son étage l’entendit

L’enfant d’Icare, la très sage Pénélope ;

La reine descendit le grand degré de sa demeure, […]

Alors, entre ses pleurs, elle dit au divin aède (θεῖον ἀοιδόν) :

“ Parmi les thèmes dont l’aède enchante (θελκτήρια) les mortels,

Phémios, tu sais d’autres exploits des hommes ou des dieux ;

Chante leur en quelqu’un, cependant qu’ils boivent leur vin

En silence ; et interromps donc ce triste chant

Qui chaque fois m’use le cœur dans la poitrine,

Car une intolérable peine m’a frappée. […] ”

Télémaque le réfléchi dit en réponse :

“ Pourquoi donc, ô ma mère, en vouloir au féal chanteur (ἐρίηρον ἀοιδὸν)

de nous charmer (τέρπειν) comme il lui plaît ? Ce n’est pas le chanteur

qui est coupable (αἴτιοι), mais Zeus seul, puisqu’il pourvoit

les hommes mange-pain laborieux selon le gré de ses caprices !

Que celui-ci chante notre méchef n’est point impie ;

Et les hommes, toujours, ont préféré les chants

les moins anciens de ceux qui touchent nos oreilles. […] ”. ( Odyssée, I, 325-352 )

J'ai cité en grec les « épithètes formulaires génériques (4) qui qualifient l’aède : περικλυτός « célèbre, glorieux », θεῖον « divin », ἐρίηρον « fidèle », dont on retrouve plusieurs exemples dans les autres passages. Toutes magnifient la qualité du personnage, tandis que le débat entre la maîtresse de maison et son fils suggère le type de sujets que traitent les aèdes : des poèmes de "retour" et en particulier ici le "retour d'Ilion", sujet analogue à celui de l'Odyssée même. Mère et fils reconnaissent également le charme (θελκτήρια) exercé par les aèdes (5). Mais Pénélope conteste le droit de l'aède à chanter le malheur de ceux des Achéens qui ne sont pas revenus, tandis que Télémaque reconnaît les droit des aèdes à chanter ce que la Muse leur inspire, et en quelque sorte à suivre les "modes", l'actualité. Plaidoyer peut-être en faveur de la nouveauté de l'Odyssée elle-même par rapport aux sujets guerriers des épopées plus anciennes, telles que l'Iliade et les poèmes du Cycle épique (6), les Chants cypriens contant l'origine de la guerre de Troie, l'Éthiopide, la Petite Iliade et l'Iliou Persis contant la fin. Le poème prend parti en faveur de Télémaque, qui renvoie sa mère affligée dans ses appartements à "[s]on métier et [s]a quenouille" tandis que les Prétendants – et lui-même apparemment– restent dans la grande salle du palais à écouter les poèmes qu'ils apprécient.

La représentation d'aède la plus connue des poèmes épiques est sans nul doute celle de Démodocos, l'aède des Phéaciens, peut-être parce que l'île où règne Alcinoos et où Ulysse rencontre sa fille Nausicaa a dans l'Odyssée plusieurs traits qui font d'elle forme d'utopie avant la lettre, peut-être aussi parce que ce sont les chants de Démodocos qui obligent Ulysse, jusqu'alors un anonyme naufragé, à révéler son identité et qu'ils lui donnent l'occasion de prendre la parole lui-même pour raconter son hitoire : en quelque sorte, le personnage de Démodocos fait d'Ulysse l'auteur du récit.

La première scène où intervient Démodocos est au chant VII, 62 et suivants :

Un héraut s’avança, conduisant le fidèle aède (ἐρίηρον ἀοιδόν)

A qui la Muse qui l’aimait a donné bien et mal,

Lui ayant pris ses yeux, mais donné la douceur du chant.

(ὀφθαλμῶν μὲν ἄμερσε, δίδου δ᾿ ἡδεῖαν ἀοιδήν)

[… Pontonoos] suspendit à un crochet la lyre aiguë

Au-dessus de sa tête, et lui montra comment la prendre

Avec ses mains ; […]

Lorsqu’on eut apaisé la soif et l’appétit,

La Muse le pressa de chanter la gloire des hommes

Et, d’un récit dont le renom touchait alors le ciel,

La querelle d’Ulysse et d’Achille, fils de Pélée […]

Voilà ce que chantait l’aède illustre ; Ulysse,

Prenant sa grande écharpe pourpre dans ses fortes mains,

La tira sur sa tête et en cacha son beau visage :

Il avait honte de pleurer devant les Phéaciens.

Chaque fois que l’aède interrompait son chant,

Ayant séché ses pleurs, il rejetait ainsi l’écharpe

Et, saisissant la double coupe, rendait gloire aux dieux ;

Puis, quand l’aède reprenait, lorsque les autres princes

le pressaient de chanter, parce qu’ils aimaient ses récits,

Ulysse de nouveau, se voilant la tête, pleurait. 

On sait comment l'émotion d'Ulysse est remarquée du roi Alcinoos, ce qui entraînera la révélation de son identité. Mais il faut remarquer ici comment l'aède traite en quelque sorte un "thème", la "querelle d'Ulysse et d'Achille", très voisin de celui de l'Iliade et pourtant différent puisque celui de l'Iliade est la querelle entre Agamemnon et Achille, comme le précisent les premiers vers du poème. Ce passage-ci pourrait impliquer que circulaient à l'époque de composition de l'Odyssée plusieurs thèmes épiques autour de la même trame de la guerre de Troie, l'Iliade et l'Odyssée constituant en quelque sorte la partie émergée de l'iceberg, les bribes ou plutôt les chefs d'œuvre d'un répertoire peut-être très abondant (7).

Plus loin, une autre scène montre le goût des aèdes et du public pour les récits mythologiques, avec une tonalité comique : le dieu Héphaïstos en mari trompé prend sa femme Aphrodite et l'amant de celle-ci, Arès, dans un piège qui déclenche l'hilarité des dieux, leur "rire inextinguible", qui a provoqué une fréquente suspicion sur l'authenticité du passage, bien qu'elle ne soit pas sans exemple, ainsi dans l'Iliade XIV la scène où Héra séduit Zeus pour le plonger dans le sommeil tandis que les autres dieux vont jeter la zizanie dans les combats...

Le "plaisir du texte" est une fois encore mis en évidence par l'aède dans l'épisode phéacien (VIII, 479-481 aussi les vers 487-522 ) :

De tous les hommes de la terre, les aèdes

Méritent les honneurs et le respect, car c'est la Muse,

Aimant la race des chanteurs, qui les inspire.

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«Démodocos, entre tous les mortels, je te salue !

La Muse, enfant de Zeus, a dû t'instruire, ou Apollon :

Tu chantes avec un grand art le sort des Grecs,

Tout ce qu'ont fait, subi et souffert les Argiens,

Comme un qui l'eût vécu, ou tout au moins appris d'un autre !

Mais, changeant de sujet, chante l'histoire du cheval

Qu'Epeios, assisté d'Athéna, construisit,

Ce traquenard qu'Ulysse conduisit à l'acropole,

Surchargé de soldats qui allaient piller Troie.

Si tu m'en fais un beau récit dans le détail,

Aussitôt, j'irai proclamer devant chacun

Qu'à la faveur d'un dieu tu dois ton chant sacré !»

Alors, aiguillonné par le dieu, il chanta,

Commençant par le jour où, sur leurs navires bien pontés,

Les Argiens repartaient, ayant incendié leurs tentes,

Alors que quelques-uns, autour du très illustre Ulysse,

Etaient déjà dans le cheval sur l'agora de Troie :

Car les Troyens eux-mêmes l'avaient introduit chez eux.

Il se dressait donc là, eux discutant à l'infini

Assis autour, et partagés entre trois décisions :

Soit transpercer d'un glaive sans pitié le piège,

Soit le traîner plus loin et le jeter du haut des roches,

Soit en faire une offrande aux dieux pour les calmer.

C'est à cela enfin qu'ils devaient se résoudre.

Leur destin était de périr, du jour que dans leurs murs

Ils abritaient le grand cheval où logeaient tous les chefs

Des Grecs, portant le meurtre et la mort aux Troyens.

Il dit comment les Grecs avaient pillé la ville,

Se répandant hors du cheval, quittant le piège creux ;

Comment chacun avait saccagé sa part de la ville,

Comment Ulysse avait cherché Déiphobe chez lui,

Tel Arès, avec Ménélas égal aux dieux ;

Comment il risqua le plus atroce des combats

Et fut enfin vainqueur par Athéna la généreuse…

Voilà ce que chantait l'illustre aède ; Ulysse

Faiblit, des pleurs coulaient de ses paupières sur ses joues.

On voit ici que le public peut demander à l'aède de traiter un thème qu'apparemment tout le monde connaît, comme 'l'histoire du cheval de bois" construit par Epeios. La tradition ancienne ne connaît en fait l'histoire du "cheval de Troie" que par ce récit de l'Odyssée, même si le grand public croit le plus souvent qu'elle est racontée dans l'Iliade (8) . La manière dont le récit de Démodocos est amené semble montrer que l'on pouvait demander à un aède un épisode particulier plutôt qu'un récit épique complet. Mais à nouveau, l'émotion d'Ulysse domine la scène…

Au début du chant IX, Ulysse introduit le récit de ses aventures par un puissant éloge des aèdes : encore une fois, le royaume d'Alcinoos est présenté comme un pays idéal où l'on peut s'adonner aux banquets accompagnés du chant des aèdes (IX, 2-20) :

«Puissant Alcinoos, honneur de tout ce peuple,

Il n'est rien de plus beau que d'ouïr un chanteur

Comme Démodocos, que sa parole égale aux dieux.

Croyez-moi en effet, il n'est pas de meilleure vie

Que lorsque la gaieté règne dans tout le peuple,

Que les convives dans la salle écoutent le chanteur,

Assis en rang, les tables devant eux chargées

De viandes et de pain, et l'échanson dans le cratère

Puisant le vin et le versant dans chaque coupe :

Voilà ce qui me semble être la chose la plus belle.

Mais tu m'as questionné sur l'objet de mes plaintes,

Et mes plaintes ne vont qu'en redoubler.

Par où vais-je commencer, par où finir ?

Je dirai tout d'abord mon nom : ainsi le saurez-vous

A votre tour et, si j'échappe au jour fatal,

Je resterai votre hôte, encor que vivant loin de vous.

Je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses

Sont fameuses partout, et la gloire touche au ciel.

La révélation de son identité, dramatisée par l'attente, est faite en termes typiques du ton de l'épopée, mettant au premier plan la gloire du héros (κλέος), alors même que l'héroïsme de ruse revendiqué par Ulysse le distingue manifestement de la tradition du héros guerrier, fameux par ses exploits au combat, dans le face à face avec l'ennemi, que magnifiait l'Iliade.

Ulysse conteur déclenche une réaction du public encore plus forte que celle que provoquait Démodocos : celui-ci semble donner du plaisir à tout le monde, une émotion particulière à Ulysse que son récit concerne personnellement, tandis que le récit d'Ulysse provoque le silence (XIII, 1-2) :

À ces mots, tous restèrent sans parler dans le silence :

Ils étaient sous le charme en l'ombre de la salle.

Après la victoire d'Ulysse, aidé de Télémaque et du porcher fidèle, Eumée, sur les Prétendants, l'épisode du châtiment de félons ramène sur la scène l'aède d'Ithaque, Phémios, et rappelle le débat du chant I entre Pénélope et Télémaque : Phémios dit ici successivement que ce sont les dieux qui dictent le récit et que les Prétendants l'obligeaient à chanter sous la contrainte (XXII, 330-352 ). Sans discuter la rhétorique peut-être hypocrite de Phémios, Ulysse lui fait grâce, alors qu'il condamne sans pitié d'autres personnages qui ont accepté avec l'occupant une "collaboration" assez voisine au fond de celle qu'a pratiquée Phémios.

L'Iliade et l'Odyssée montrent diverses facettes du métier d'aède et de sa relation avec les dieux. Le meilleur d'entre eux semble être Démodocos, qui est aveugle, et pour lequel les Muses semblent avoir compensé son infirmité par le don poétique. La responsabilité des aèdes par rapport aux thèmes de leurs chants semble faire l'objet d'un débat, dans l'Odyssée du moins, qui se reflète dans quelques épisodes de l'épopée. Mais ni dans l'Iliade ni dans l'Odyssée n'apparaît un "auteur" autrement que dans les quelques occurrences d'un je non nommé qui demande aux Muses ou à la Muse leur / son soutien. C'est elle qui est censée parler par sa voix. Du modèle de Démodocos, la tradition a pu tirer la légende représentant Homère comme un aveugle, dans les Vies d'Homère et dans d'autres textes.

À l'époque archaïque, on n'a en effet aucune mention d'Homère, mais la légende d'un poète aveugle, dont l'excellence est reconnue, qui n'est pas explicitement nommé et qui réside ou est originaire de l'île de Chio, semble déjà connue dans la partie la plus ancienne de l'un des plus anciens des Hymnes homériques, celui qui est consacré à Apollon (Hymne III à Apollon, 171-173) :

Τυφλὸς ἄνήρ, οἴκεῖ δὲ Χίῳ ἕνι παιπαλοέσσῃ,

Τοῦ πᾶσαι μετόπισθεν ἀριστεύουσιν ἀοιδαί.

Il y a un homme aveugle, qui demeure à Chio la boisée,

Dont les chants demeureront à jamais les meilleurs.

Il est assez probable que la légende d'Homère a alors commencé à se constituer, sans que l'on puisse dire que le nom était connu. La relation entre le poète aveugle et l'Iliade ou l'Odyssée n'est nullement précisée non plus. Les premières "biographies" du poète ne sont pas antérieures à l'époque classique, et sont fortement teintées elles-mêmes de légendes d'auteurs, puisque l'on attribuait l'une d'entre elles à Hérodote, une autre à Plutarque, et que la plupart sont très tardives (9) : c'est dire que nous ne savons rien de précis sur la vie et l'identité du poète qui a composé l'Iliade et l'Odyssée, ni même s'il s'agit d'une seule et même personne ou plutôt d'un nom propre mis après coup sur une tradition collective.

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La rencontre des Muses avec "Hésiode"

Le personnage d'Hésiode semble a priori se présenter d'une manière très différente, avec des précisions biographiques apparentes dans le récit. Comme dans l'Iliade et l'Odyssée, la Théogonie (le mot signifie littéralement "naissance des dieux" ) commence par un proème ou prélude adressé aux Muses, et situé géographiquement en Béotie, près des montagnes dans lesquelles le poète situe sa rencontre avec les Muses (Théog. 1-34) :

Pour commencer, chantons les Muses héliconiennes, reines de l'Hélicon, la grande et divine montagne. Souvent, autour de la source aux eaux sombres et de l'autel du très puissant fils de Cronos, elles dansent de leurs pieds délicats. […] Ce sont elles qui à Hésiode apprirent un beau chant, alors qu'il paissait ses agneaux au pied de l'Hélicon divin. Et voici les premiers mots qu'elles m'adressèrent, les déesses, Muses de l'Olympe, filles de Zeus qui tient l'égide : […] elles m'offrirent un superbe rameau par elles détaché d'un olivier (10) florissant ; puis elles m'inspirèrent des accents divins, pour que je glorifie ce qui sera et ce qui fut, cependant qu'elles m'ordonnaient de célébrer la race des Bienheureux toujours vivants, et d'abord elles-mêmes au commencement ainsi qu'à la fin de chacun de mes chants.

(trad. P.Mazon, Belles Lettres)

Ce récit de la rencontre avec les Muses, survenant au milieu des activités du berger qu'il prétend être, voici des détails qui prennent l'apparence d'une autobiographie, bien différente de l'effacement du poète homérique. C'est d'après ce témoignage que nous nommons Hésiode l'auteur de la Théogonie et des Travaux et les Jours (11) . Pourtant, le texte ne dit nullement «moi, Hésiode, j'ai reçu …» mais « à Hésiode, elles [les Muses] apprirent …» : le nom propre est au datif, non identifiable rigoureusement au je qui parle.

D'ailleurs, même si le texte comportait le nom au nominatif, on pourrait suspecter l'authenticité de la "signature" en remarquant que les deux noms de poètes que la tradition situe à la fin des "Ages obscurs" peuvent tous deux relever d'une sorte de fabrication fictive.

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Les "noms parlants"

Le problème vient en effet du fait que tous les noms des poètes mentionnés dans les textes anciens, ceux de poètes représentés dans le récit, qui en sont des personnages, mais aussi ceux d'Homère et d'Hésiode, peuvent relever d'une analyse étymologique comme des "noms parlants", c'est à dire qu'ils pourraient s'expliquer par l'hypostase en "noms propres" d'un ancien nom de fonction ou d'une ancienne épithète formulaire de type générique : ainsi pour Démodokos, formé sur un composé analysable comme "bien reçu du peuple (ou sur le territoire)", Phémios "qui donne la renommée" (12 ). Homéros "otage, témoin" ou "qui adapte (des chants), et Hésiodos " qui coud des chants". Ces deux derniers noms font singulièrement penser au terme de rhapsode, composé formé sur le radical verbal de ῥάπτω "coudre" et le complément nominal désignant le nom du chant qu'on a dans le nom de l'aède et peut être dans celui d'Hésiode. Si l'on va dans ce sens avec des spécialistes tels que Gregory Nagy, on voit que la notion d'auteur se dissout au profit des termes génériques désignant l'artisan chargé de porter la voix des Muses. Le besoin à une époque plus récente, de mettre des noms propres sous des titres d'oeuvres a pu contribuer à transformer les anciennes épithètes génériques en noms propres, et à provoquer l'invention pour les noms d'Homère et d'Hésiode de biographies individuelles, largement fabriquées à partir des oeuvres dans une circularité généralisée (Homère aveugle copié à partir du modèle phéacien de Démodokos, Hésiode berger béotien à partir du récit du proème de la Théogonie ) : suivant le sous- titre d'une partie de Fiction d'auteur, "l'homme est l'oeuvre" : "Inventer l'homme, copier l'oeuvre" résume Sophie Rabau.(13)

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Les premières "signatures" : la sphrègis du poète et celle du peintre- potier

A l'époque archaïque (VIIIème - VIIème siècle avant J.-C.) apparaissent en Grèce les premières signatures véritables, analogues dans l'oeuvre des artistes à celles que l'on trouve dans les arts plastiques : nous avons de telles signatures de peintres de vases et de potiers, et en poésie avec Théognis, des sceaux apposés sur les amphores remplies de liquides précieux ou sur les messages inscrits sur des tablettes. (14)

  • Κύρνε, σοφιζομένωι μὲν ἐμοὶ σφρηγὶς ἐπικείσθω
  • τοῖσδ´ἔπεσιν (...)
  • ὦδε δὲ πᾶς τις ἐρεῖ· ᾿Θεύγνιδός ἐστιν )έπη
  • τοῦ Μεγαρέως· πάντας δὲ κατ´ἀνθρώπους ὀνομάτος.
  • Cyrnos, que ces vers où je te parle de sagesse portent un sceau; (...) ainsi chacun dira : "Ce sont les vers de Théognis le Mégarien, d'universel renom." ( Théognis 19- 23 )

Le terme de sphrègis utilisé par Théognis est métaphorique dans le sens où il fait de l’insertion du nom propre dans le vers l’analogue de la marque de cire qui scellait les objets artisanaux et les messages inscrits ; mais on voit combien la frontière est finalement assez floue, puisque le potier- peintre Euphronios, sans appeler cela une sphrègis, utilise le même procédé de l’inscription de son nom, accompagné de la forme verbale ἐποιησε « fit », sur son œuvre : bien des siècles plus tard, des peintres tels que Van Eyck ou Poussin utiliseront une formule analogue (lat. pinxit ou fecit) pour signer leur œuvre.

Avec la signature authentifiant l’origine d’une œuvre littéraire ou picturale est né l’auteur au sens moderne du mot, le mot latin auctor signifiant d’abord « garant ». L’auteur est celui qui revendique la paternité d’une œuvre, et par là le droit pour lui à en attendre un profit : chez Homère et Hésiode, le poète attend de son œuvre une admiration de la part du public, une part des festivités dans lesquelles cette œuvre intervient, peut-être aussi un gain matériel, mais cela n’est jamais précisé : on ne parle guère que de « cadeaux » faits aux aèdes, on en a vu des exemples plus haut. À partir de l’époque des contemporains de Théognis, et surtout avec Simonide et Pindare, le poème devient l’objet d’un véritable négoce entre l’auteur et son commanditaire, qui appartient toujours à la riche aristocratie du monde grec —dont il faut peut-être rappeler qu’il s’étendait de l’Ionie à la Sicile et même plus loin (les commanditaires sont les tyrans de Sicile comme Hiéron de Syracuse, les rois de Cyrène comme Arcésilas, etc.).

Les poètes, comme les artisans, revendiquent le juste prix de leur supériorité artistique et cette revendication fait souvent partie du poème, comme chez Pindare, les passages suivants : fin de l’Olympique I (trad. P.A. Puech)

J’irai, près de la colline lumineuse de Cronos, trouver la voie des louanges dignes de la célébrer [la victoire de Hiéron] . Oui, pour moi la Muse tient en réserve des traits tout puissants. Il est des grandeurs de plusieurs ordres : c’est pour les rois que se dresse la plus sublime. Ne porte pas tes regards plus loin. Puisse ton pied toujours fouler les cimes, tandis qu’aussi longtemps, associé aux triomphateurs, je ferai connaître mon génie, parmi les Grecs, en tout lieu,

dans l’Olympique II,

J’ai sous le coude, dans mon carquois, des traits rapides en grand nombre. […] Allons, mon cœur, que ton arc maintenant vise au but !

les premiers vers de l’Ol. VI, :

Pour soutenir le portique splendide, devant l’édifice, dressons des colonnes d’or ; faisons comme si nous construisions un palais magnifique. A l’œuvre qui s’élève, il faut une façade qui brille au loin,

Néméenne IV : Si tu me prescris encore de dresser pour […] Calliclès

Une stèle plus blanche que le marbre de Paros, sache que l’or qu’on passe au feu n’est plus que splendeur fulgurante, mais que l’hymne qui célèbre les grands exploits fait d’un simple mortel l’égal des Rois.

Ném. V, premiers vers :

Je ne suis pas statuaire ; je ne fais pas des figures qui restent dressées sur leur base, immobiles. Non ! barque ou vaisseau de transport, que le premier navire en partance t’emmène d’Egine, ô ma douce chanson, pour publier…

Les métaphores de Pindare, qui rivalise avec les athlètes et les artistes de tous ordres, sculpteur ou architecte, montrent le prix qu’il attache à son œuvre (15) et la conscience aiguë qu’il a de l’éternelle durée potentielle de l’œuvre poétique, en opposition au caractère paradoxalement plus éphémère de la sculpture, fût-elle en marbre : l’image de la Néméenne IV a fait fortune à travers l’aere perennius du poète latin Horace, mais Jesper Svenbro, dans le titre de son livre, a raison de rappeler qu’elle est bien due au « marbre » de Pindare.

À l’époque du classicisme grec, la notion d’auteur, pour laquelle on n’a guère d’autre mot que poiètès, littéralement « fabricant », existe bien pour la littérature qui d’ailleurs s’appelle alors poièsis, avec un dérivé du même verbe poieîn « faire » : il s’agit par excellence de la poésie, de textes versifiés ; les auteurs d’œuvres en prose sont alors plutôt des techniciens, entendant par là tous ceux dont l’objectif est pragmatique (l’orateur qui doit convaincre) ou théorique (le philosophe à la recherche de la vérité) et sont dénommés d’après leur spécialité, rhètôr ou philosophos ; mais nul ne songerait à contester leur qualité d’auteur, même si le détail du corpus est discuté pour chacun : Platon, Lysias, Andocide, Aristote, même si on ne les classait pas dans l’Antiquité dans la même catégorie qu’Eschyle et Aristophane, sont bien des auteurs, leur attitude polémique envers des confrères ou de grands modèles anciens (Aristophane raillant Eschyle et Euripide, Platon contestant les sophistes tels que Gorgias ou Protagoras, mais discutant aussi l’opportunité des poèmes épiques dans la Cité idéale, Aristote prenant à son tour le contre-pied de Platon) le montre bien.

Le cas particulier des historiens, auteurs d’une « enquête » (sens étymologique de historia) est intéressant parce qu’ils reprennent aux « poètes » la tradition de la sphrègis, au début ou à la fin de leur œuvre dont elle marque donc le seuil : ainsi pour Hérodote, Histoires I, 1 (trad. P.-E. Legrand)

Hérodote de Thourioi expose ici ses recherches, pour empêcher que ce qu’ont fait les hommes, avec le temps, ne s’efface de la mémoire et que de grands et merveilleux exploits, accomplis tant par les Barbares que par les Grecs, ne cessent d’être renommés ; […]

Thucydide, Guerre du Péloponnèse I, 1 (trad. J. de Romilly)

Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre Péloponnésiens. Il s’était mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre ; et il avait prévu qu’elle prendrait de grandes proportions […]. Il pouvait le conjecturer parce que les deux groupes étaient, en l’abordant, dans le plein épanouissement de toutes leurs forces ; et, d’autre part, il voyait le reste du monde grec se joindre à chaque camp, aussitôt ou en projet. Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna, pour ainsi dire, la majeure partie de l’humanité.

De fait, pour la période antérieure […], on ne pouvait guère, […] arriver à une connaissance parfaite, mais, d’après les indices qui, au cours des recherches les plus étendues, m’ont permis d’arriver à une conviction, je tiens (νομίζω) que rien n’y prit de grandes proportions, les guerres pas plus que le reste.

On voit que les deux auteurs se dénomment eux-mêmes de manière impersonnelle, à la troisième personne, comme le faisait Théognis dans ses vers. Mais pour Thucydide, pourtant réputé beaucoup plus « objectif » comme historien qu’Hérodote, le je auctorial intervient dans le deuxième paragraphe pour montrer que l’œuvre historique se fonde sur une opinion personnelle.

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De l'épopée au roman

Un autre cas est intéressant parce qu’il semble revenir aux anciennes manières de l’épopée du point de vue du statut de l’auteur, celui du genre romanesque : bien qu’il paraisse hériter de traditions anciennes, et presque constituer une sorte de synthèse des genres narratifs précédents, le roman, qui n’apparaît pas en Grèce avant la période hellénistique, et plus nettement sous l’empire romain, n’a pas de nom. Il s’agit toujours, suivant le contenu des récits eux-mêmes, d’histoires d’amour, relativement stéréotypées, qui se terminent invariablement bien pour le couple des héros. Pour les cinq textes que la tradition a conservés sous une forme qui paraît complète, on a des noms d’auteurs qui sont tous suspects, avec un degré variable de sophistication (16) .

Le cas le plus simple est celui des Ephésiaques, attribué à « Xénophon d’Éphèse » personnage dont nous ne savons rien : le récit est à la troisième personne généralisée, sans aucune instance énonciatrice susceptible de représenter l’auteur. L’origine des jeunes amoureux, Habrocomès et Anthia, issus de bonnes familles de la ville d’Éphèse en Ionie, explique peut-être à la fois le titre et le qualificatif de l’auteur, tandis que « Xénophon » pourrait venir de la célébrité du Xénophon athénien, élève de Platon et connu pour avoir dans sa Cyropédie donné les fragments du roman d’amour de la belle Panthée.

Un cas plus complexe est représenté par Daphnis et Chloé et Leucippé et Clitophon, qui commencent tous deux par un prologue à la première personne dans lequel un « je » raconte dans quelles circonstances il vit une peinture qu’il décrit, de manière assez brève dans le premier, beaucoup plus longuement et avec une rhétorique très étudiée dans le second. La peinture du proème de Daphnis et Chloé ressemble beaucoup au sujet du récit, et le narrateur du proème dit explicitement que son récit a pour objectif de « rivaliser » avec la peinture, au point que l’on peut se demander si la peinture n’a pas été inventée pour servir au récit de faire-valoir, comme un procédé de mise en scène réflexive. La peinture de Leucippé et Clitophon représente l’enlèvement d’Europe, sans autre relation avec le récit qui suit que symbolique, mais elle a l’avantage de déclencher le récit d’un autre personnage, qui va ensuite raconter sa propre histoire d’amour entièrement à la première personne. Pour les deux romans, nous avons des noms d’auteurs, respectivement « Longus » et « Achille Tatios », qui n’ont pas davantage de substrat biographique que Xénophon d’Éphèse. Le cadre de Daphnis et Chloé, l’île de Lesbos, semble dans le roman bien davantage un lieu littéraire qu’un espace réaliste (c’est l’île d’Alcée et Sappho, le lieu de naissance de la grande poésie lyrique amoureuse, et c’est sur le sable de Lesbos que la tête d’Orphée, continuant à chanter après le démembrement opéré par les Ménades furieuses en Thrace, est venue s’échouer suivant certaines versions de l’aventure du poète mythique).

Enfin, dans deux romans, on a des signatures au moins apparentes : la première phrase de Chairéas et Callirhoé est très intéressante par son aspect d’authentification par un auteur au sens presque juridique : (trad. G. Molinié) « Moi Chariton d’Aphrodisias, secrétaire de l’avocat Athénagoras, je vais conter (διηγήσομαι) une histoire d’amour (πάθος ἐρωτικόν) qui est arrivée (γενόμενον) à Syracuse. »

Un secrétaire d’avocat peut-il raconter des histoires qui ne seraient pas vraies ? Le participe γενόμενον préjuge de la réalité des événements racontés ou semble au moins le faire. Par la suite, en outre, on va nous expliquer que la belle héroïne, Callirhoé, est la fille du général Hermocrate, connu dans l’Histoire comme le vainqueur des Athéniens à Syracuse : comme quand Alexandre Dumas prend des personnages de roman dans la réalité historique, le détail contribue à la crédibilité du récit. Mais d’autre part, nous n’avons aucun témoignage extérieur au récit qui accrédite la personnalité de l’auteur. Une ville du nom d’Aphrodise existe bien au Proche Orient de culture hellénique. Mais « Chariton » s’apparente à Charis, « Grâce » et le nom de sa cité, « Aphrodise » au nom de la déesse de l’amour, Aphrodite. Le roman commence à Syracuse dont la déesse poliade est justement Aphrodite et les héros se rencontrent à l’occasion de la fête annuelle de la déesse, que l’héroïne incarne dans le défilé solennel. Tout cela provoque un doute : Chariton d’Aphrodise pourrait bien être un pseudonyme parfait pour l’auteur d’un roman d’amour qui préférerait ne pas être reconnu comme tel (17).

On rencontre un phénomène analogue pour la dernière phrase des Ethiopiques :

Ainsi finit l’histoire éthiopique de Théagène et Chariclée.

L’auteur (ὅ συνέταξεν) en est un Phénicien d’Emèse, de la race d’Hélios, Héliodore, fils de Théodose.

Les héros, le beau Théagène qui descend de la race d’Achille, et la très belle Chariclée que l’on croit grecque et qui au terme de sa quête de ses origines en compagnie de Théagène, découvrira qu’elle est la fille du couple royal d’Éthiopie, se convertiront à la fin du récit à la religion éthiopienne, dont les dieux suprêmes sont le Soleil et la Lune : ces détails rendent fort suspect le nom d’Héliodore (« don du soleil ») d’autant qu’il se dit fils de Théodose (« don de ou du dieu ») et surtout, de la race d’Hélios. Encore un pseudonyme peut-être…

De la tradition homérique où le je du poète ne prend la parole que pour demander l’aide et le don des Muses à celle du roman où le je d’un narrateur n’apparaît que pour raconter le spectacle d’un tableau qui correspond au récit qui va suivre ou le déclenche, et aux signatures énigmatiques, probablement pseudonymes, de Chariton et Héliodore, la tradition grecque est passée par l’invention de l’auteur, qu’il s’agisse de la création a posteriori d’une biographie d’Homère et d’Hésiode d’après les éléments de leur propre récit, mais elle a connu aussi la revendication du statut d’auteur-artisan responsable de son œuvre et de sa valeur dans tous les sens du terme.

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Françoise Létoublon

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1.La traduction est celle de Fr. Mugler, Babel Poche, dont la présentation en vers libre permet un repérage commode dans le texte.

2. ἴστέ τε πάντα : deuxième personne du pluriel correspondant à la première personne du singulier oida « je sais », ancien parfait du verbe « voir » dont l’aoriste eidon est entré dans la « conjugaison » de ὁρῶ par le phénomène de supplétisme : par opposition à ce savoir intuitif et immédiat, le grec connaît une forme de connaissance analytique, par l’effort et l’apprentissage, désignée comme epistèmè, avec le verbe ἐπίσταμαι.

3. On sait l’importance dans le genre tragique de la notion d’hybris, excès : les dieux punissent l’hybris des humains. Thamyris semble un héros tragique auquel –à notre connaissance– aucune tragédie ne s’est intéressée. Les Métamorphoses d’Ovide aussi sont pleines de héros punis pour avoir, même involontairement, froissé la susceptibilité d’un dieu ou d’une déesse : Ainsi Actéon coupable d’avoir vu au détour de la chasse la nudité d’Artémis.

4. Cette terminologie vient de la thèse française de Milman Parry, L’épithète traditionnelle dans Homère. Essai sur un problème de style homérique, Paris, 1928, voir Hommage à Milman Parry. Le style formulaire de l’épopée homérique et la théorie de l’oralité poétique, F. Létoublon éd., Amsterdam, 1997 et de nombreux travaux en anglais.

5. La poésie enchante, voir G. B. Walsh, The Varieties of Enchantment. Early Greek Views of the Nature and Function of Poetry, Chapel Hill, 1984.

6. Sur la guerre de Troie et le Cycle épique, voir J. Burgess, The Tradiotn of the Trojan War in Homer and the Epic Cycle, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2001 (non disponible en français malheureusement).

7. C'est à peu près l'hypothèse défendue par le mouvement de la "Néo-Analyse" inauguré entre autres par le savant grec Ioannis Kakridis, puis Wolfgang Kullmann et leurs élèves.

8.Elle devait être racontée en détail dans l'Aithiopis, un des poèmes perdus du Cycle épique. Elle figure aussi dans les textes latins de Dictys de Crète et Darès de Phrygie, et elle est connue surout par l'Énéide.

9.Sur l'"invention d'Homère", voir G. Nagy, La Poésie en acte, Homère et autres chants, Paris, Belin, 2000 (éd. orig. en anglais, Poetry as Performance, Cambridge, 1996) et S. Rabau, "Inventer l'auteur, copier l'œuvre", in Fiction d'auteur? Les discours biographiques sur l'Auteur de l'Antiquité à nos jours, Paris, Champion, 2001, p. 191-210.

10.Erreur d'inattention de la part de P. Mazon, le traducteur des Belles Lettres: le mot δάφνης dans le texte implique un laurier.

11. Sur Hésiode, on peut lire les articles rassemblés dans Le métier du mythe. Lectures d'Hésiode, sous la direction de Fabienne Blaise, Pierre Judet de la Combe et Philippe Rousseau, Lille, Septentrion, 1996. En particulier sur l'invention de l'auteur G. Nagy, "Autorité et auteur dans la Théogonie hésiodique", p.41-52.

12. " Sur les noms parlants" des personnages de l'épopée, voir D. Bouvier Le Sceptre et la lyre. Sur l'analyse des noms d'Homère et d'Hésiode, Nagy 1994.

13. Titre de son article dans le volume cité, avec le sous- titre provocateur "Des Vies d'Homère au Pétrone romancier de Marcel Schwob" et la première phrase de l'article encore plus provocatrice : "Homère était aveugle, certes, mais pas de naissance" (op.cit., p.97)

14. Sur tout ce passage de l'anonymat archaïque à la sphrègis des poètes artisans conscients de la valeur, du prix de leur oeuvre, voir J. Svenbro La Parole et le marbre. Sur Théognis voir le volume édité par T. J. Figueira et G. Nagy.

15. Sur les métaphores du statut « marchand » de l’œuvre poétique chez Pindare, voir l’important article de D. Auger, en français : « De l’artisan à l’athlète : les métaphores de la création poétique dans l’épinicie et chez Pindare », in Le Texte et ses représentations. Études de littérature ancienne 3 (Paris, PENS), 1987, p. 39-56.

16. Sur l’ensemble du corpus romanesque, voir F. Létoublon, Les lieux communs du roman. Stéréotypes grecs d’aventures et d’amour, Leiden, 1993 (Mnemosyne Suppl. 123).

17. Sur la complexité de cette première phrase, voir S. Rabau, « La première phrase du premier roman », Poétique 82 ; 1990, p. 131-144.