LA QUESTION HOMERIQUE

ET

LE STYLE FORMULAIRE

 

 

Au temps de la Querelle des anciens et des modernes1, le principal reproche fait à l’épopée homérique par les « Modernes » tournait autour des répétitions, considérées comme lassantes et inutiles. On avait donc tendance à alléger le texte en supprimant les vers répétés et parfois les épithètes formulaires, comme Antoine Galand le faisait à la même époque pour les Mille et une Nuits.

À la veille de la Révolution française, la découverte à Venise par un savant français en mission officielle, Alexandre d’Ansse de Villoison, d’un manuscrit de l’Iliade reproduisant en marge des annotations anciennes (les scholies), le Venetus A, donnait accès à des critiques d’Homère portant sur ce point et remontant aux savants alexandrins. La publication par Villoison de ses découvertes a eu peu d’écho en France, mais le savant allemand Friedrich-August Wolf sut tirer tout le profit de cette découverte et ses Prolegomena ad Homerum diffusèrent en Allemagne et en Europe l’idée que beaucoup des répétitions homériques s’expliquaient par des interventions d’époque postérieure dans un texte original qu’elles auraient contribué à déformer. Leur suppression, résultant de différents critères parmi lesquels les suspicions des éditeurs alexandrins et postérieurs cités par les scholies ou anonymes (Aristarque, Zénodote, Aristophane de Byzance sont les plus connus), permettrait selon les savants allemands sectateurs de Wolf, et appelés “ Analystes ”, de retrouver un texte original (all. Urtext). Ce courant est encore de nos jours assez fortement représenté dans les universités allemandes. En regard, d’autres savants défendaient l’idée d’un auteur véritable, pour l’Iliade et pour l’Odyssée ou pour les deux épopées : leur parti fut appelé “ unitariste ”. Les deux mouvements occupèrent l’Europe et en particulier les universités allemandes au long du XIXe siècle2, non sans quelques problèmes nouveaux venus des découvertes archéologiques, puisque dans le dernier quart de ce siècle, Heinrich Schliemann, à la poursuite d’un vieux rêve d’enfant venu des illustrations de l’incendie de Troie dans des éditions communes en son temps, découvrit sur une butte en Turquie une cité fortifiée qu’il identifia immédiatement à la “ Troie de Priam ”3. La découverte de précieux bijoux en or, soigneusement répercutée dans la presse européenne par cet homme d’affaires habile, avait tendance à faire croire au public que puisque la cité assiégée par les Achéens existait en Turquie, la guerre de Troie rapportée dans l’Iliade avait aussi un soubassement “ réel ” et que ce récit ne pouvait être né sans auteur : les fouilles de Schliemann semblaient démentir le scepticisme accrédité par la lecture des scholiastes. Analystes et unitaristes continuèrent donc à se disputer, dans le cadre universitaire au moins. Dans la première moitié du XXe siècle, à la suite de quelques hypothèses avancées sans grand écho par divers savants européens, c’est un jeune Américain qui surgit pour déplacer le problème : venu à Paris pour rédiger ses thèses sur le problème des “ formules ” chez Homère (ces fameuses répétitions qui avaient entraîné la suspicion des scholiastes antiques, des adversaires d’Homère au temps de la Querelle et des analystes après Wolf), il soutint ses deux thèses françaises à Paris en 1926, puis retourna aux Etats-Unis. Les thèses françaises consistent en une description minutieuse, très détaillée et précise, comme on ne l’avait jamais fait auparavant, des types formulaires et du système qu’elles constituent, en particulier dans le cas des épithètes que l’on appelait justement “ homériques ”, les plus connues étant “ particularisantes ”, réservées à certains noms comme les noms propres de héros (“ Achille au pied léger ”, “blond Ménélas”), de dieux (“ Héra aux yeux de vache ”, “ Aurore aux doigts de rose ”, “Athéna aux yeux pers”) ou de villes (“ Troie battue des vents ”), tandis que d’autres semblent “ génériques ” (“ les Achéens aux bonnes jambières ”, “ les Troyennes à la robe traînante ”, “X. au grand cœur”), mais Parry, très jeune à l’époque, n’a pas alors formulé d’hypothèse explicative pour en rendre compte. C’est à son retour aux Etats-Unis qu’il semble avoir précisé l’idée qui devait faire de lui un chef d’école (“ Parryism ”, ou courant “ Parry-Lord ”), celle de l’oralité. Le courant est dès lors appelé aussi “ Oral Poetry ”. Avec la collaboration de son élève Albert B. Lord, Parry chercha à tester l’hypothèse oraliste par l’enregistrement de poèmes oralement transmis dans la région des Slaves du sud dans les Balkans, avec plusieurs guslari différents. Nos contemporains reviennent sur la rigidité excessive de certaines des affirmations de Parry et de Lord, certains irréductibles, même aux Etats-Unis, soutiennent que l’hypothèse oraliste est intenable devant l’indéniable qualité littéraire des épopées homériques. Néanmoins, on peut dire que la plupart des homéristes de nos jours, s’ils discutent parfois âprement sur la date à laquelle les épopées ont pu être notées par écrit, s’accordent en gros sur l’hypothèse d’une très longue tradition de transmission orale des récits des aèdes. Qu’Homère ait existé en tant qu’individu qui serait l’héritier de cette tradition a dès lors une moindre importance. On peut considérer son nom comme le symbole d’une tradition transmise par l’intermédiaire d’une sorte de corporation d’aèdes.

Un dernier grand renouvellement est intervenu dans les études homériques, après la deuxième Guerre mondiale, avec le déchiffrement des tablettes mycéniennes : le Britannique Michael Ventris fit l’hypothèse, qui parut folle à l’époque, que l’écriture des tablettes trouvées dans les palais mycéniens, appelée “ linéaire B ” (à Mycènes, Pylos, Thèbes et en Crète où cette écriture a succédé au linéaire A, non déchiffré) notait du grec 4 . Une fois accepté par la communauté scientifique, non sans remous, le déchiffrement faisait remonter notre connaissance de la langue grecque à l’époque contemporaine de la “ guerre de Troie ” : Schliemann croyait avoir découvert le masque d’Agamemnon à Mycènes et le trésor de Priam à Troie, voilà que l’on découvrait que l’époque d’Agamemnon savait écrire, il est vrai apparemment seulement pour la comptabilité administrative des palais. Il est vrai aussi que cette écriture, d’ailleurs assez mal adaptée par son caractère syllabique à la notation du grec, semble avoir été oubliée en Grèce à la chute de la culture mycénienne. En tout cas, comme les découvertes archéologiques des palais des héros d’Homère, cette écriture garantissait que les noms homériques des chefs (wanaka et qasireu sont les équivalents avec notation syllabique mycénienne des phonèmes archaïques w et q [kw], encore prononcés à l’époque des tablettes, du  grec alphabétique a[nax et basileuv"), des objets comme le char et ainsi de suite, existaient déjà dans la langue que les héros épiques ont dû parler. Le déchiffrement fait donc remonter l’histoire de la langue grecque de plusieurs siècles avant la fixation du texte de l’Iliade et de l’Odyssée, quelle que soit la date de cette fixation.

Les auteurs anciens disaient déjà qu’il fallait expliquer Homère par Homère lui-même, c’est-à-dire chercher dans les épopées homériques les principes permettant de les expliquer ; et de nos jours, il semble arbitraire et injustifié de discuter des répétitions qui pourraient s’expliquer par une tradition formulaire venant à l’origine d’une transmission orale des poèmes, suivant les hypothèses de Parry et Lord, à condition de ne pas les prendre à la lettre constamment, et surtout, de ne pas en inférer l’idée que la transmission orale, avec un entraînement mémoriel dont les études modernes (et les cultures orales étudiées par les anthropologues) montrent l’existence, exclut une composition de grande ampleur. Le problème de la notation écrite des épopées grecques archaïques reste à notre sens pour le moment sans solution clairement démontrable, mais on peut le laisser de côté pour une étude telle que la nôtre sans conséquence grave.

Le texte grec utilisé est celui que l’on trouve, à quelques variantes près, dans les éditions courantes en France (Paul Mazon pour l’Iliade, aux Belles Lettres dans la collection des universités de France, Allen dans la collection publiée à Oxford, avec des collaborateurs plus récents, sont les plus facilement accessibles). Les passages suspects pour les éditeurs sont signalés dans l’apparat critique, mais le texte conserve les répétitions, et l’on verra qu’elles ne portent pas seulement sur les mots ou les vers mais sur des “ scènes ” dont la récurrence a aussi pu surprendre les adeptes de la nouveauté ou de l’originalité en littérature 5.

À la même époque où Milman Parry, rentré de France aux Etats-Unis, travaillait sur l’hypothèse de la formule comme signe d’oralité, un savant allemand, Walter Arend, publiait à Berlin un important travail sur les “ scènes typiques ” chez Homère : équipement d’un héros pour le combat, départ en char, embarquement sur un navire, repas avec sacrifice, accueil d’un étranger, tout cela constitue chez Homère une sorte de suite obligée d’événements similaires. On trouve des cas où tous les événements de la suite ne sont pas explicitement attestés, mais la suite est toujours la même. Milman Parry a lu cet ouvrage avec intérêt et il en a publié un compte rendu dans une revue américaine, voyant bien l’intérêt que la théorie d’Arend comportait pour ses propres hypothèses : ce dont Arend ne semble pas avoir pris conscience, c’est en effet que l’existence des scènes typiques se conjugue avec celle des formules. Dans les scènes d’armement du héros par exemple, les pièces de l’armure qui sont revêtues successivement appellent des formules récurrentes, avec quelques rares éléments de variation.

Nous partirons donc de l’idée que l’existence des répétitions formulaires et thématiques ne peut être mise en doute, qu’il s’agit d’un fait empirique non contestable, bien qu’il l’ait été souvent au nom de l’art du poète, donc d’un a priori d’ordre esthétique. Pour notre part, nous pensons fructueux, puisque les scènes typiques et le style formulaire sont indissociables de l’épopée homérique, d’étudier leur mise en forme en détail : on découvre alors de nombreux éléments de variation qui permettent de penser que la répétition thématique, même quand elle s’accompagne de formules identiques, apporte par le contexte, la situation ou des ajouts au schéma typique lui-même une différence qui fait sens et qui contribue à la réussite esthétique de l’ensemble. La qualité littéraire de l'épopée pourrait dès lors s'expliquer par l'art avec lequel le ou les aèdes ont su tirer parti de la tradition dont ils avaient hérité.

Françoise Létoublon

 

 

Bibliographie sélective


Arend W. Die typischen Szenen bei Homer, Berlin, 1933 (Problemata 7).

Hepp N. Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1968.

Laa Querelle des Anciens et des Modernes, précédé de « Les abeilles et les araignées », par Marc Fumaroli, édition établie et annotée par A.-M. Lecoq, Paris, Gallimard Folio classique.

Létoublon F. et Volpilhac-Auger C. Homère en France après la Querelle (1715-1900), Actes du colloque de Grenoble (oct. 1995), Paris, Champion, 1999.

Parry M. L’épithète traditionnelle dans Homère. Essai sur un problème de style homérique, Paris, Les Belles Lettres, 1928.

Parry M. The Making of Homeric Verse. The Collected Papers of Milman Parry, edited by Adam Parry, Oxford, OUP, 1971,

Wolf F. A. Prolegomena ad Homerum, Hall 1795. Translatedwith an introduction and notes by A. Grafton, G.W. Most and J.E.G. Zetzel, Princeton, PUP, 1985.


1Voir les textes heureusement réunis récemment dans La Querelle des Anciens et des Modernes, avec l'Essai introductif de 
Marc Fumaroli et celui de Jean-Robert Armogathe en Postface, et la chronologie que nous avons établie dans Homère en France après la Querelle, p.11-13 ainsi que les analyses de Noémi Hepp Homère en France au XVIIe siècle, Paris, 1968

2 Sur les échos des savants allemands en France dans l’œuvre d’un grand professeur parisien, voir F. Létoublon, “ Homère en Sorbonne ou Émile Egger et l’érudition homérique dans l’université française au XIXe siècle ”, in Homère en France…, p. 73-88.

3 Voir parmi une immense bibliographie, voir H. Duchêne L'or de Troie ou le rêve de Schliemann, Paris, Gallimard, 1995
et O. Polychronopoulou, Archéologues sur les pas d’Homère : la naissance de la protohistoire égéenne, Paris, Noêsis, 1999

4.Voir J. Chadwick, Le déchiffrement du linéaire B, Paris, Gallimard, 1982.

5.Suivant le critique littéraire Daniel Mornet, la volonté des auteurs de se distinguer par leur originalité ne semble pas antérieure à Rousseau et au fameux début des Confessions : “ Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et n’aura point d’imitateur. ”, alors que le titre même de l’œuvre la situe pourtant dans la tradition inaugurée par Saint-Augustin.