Discours de Fabius, Tite-Live, Histoire romaine, XXVIII, 40-42

Quintus Fabius Maximus, invité à donner son avis, déclara :
«Je sais que beaucoup d'entre vous, Pères Conscrits, estiment qu'elle est déjà résolue, l'affaire dont on discute aujourd'hui, et qu'il parlera en vain, l'orateur qui, comme si la question était entière, dira son avis sur la province d'Afrique ; pour moi, j'ignore d'abord comment l'Afrique serait déjà, certainement, une province, et reviendrait à un consul d'ailleurs courageux et actif, quand le sénat n'a pas décidé de faire de ce pays, cette année, une province, quand le peuple ne l'a pas ordonné ; puis, s'il en est vraiment ainsi, le coupable, à mon avis, est le consul qui, en feignant de soumettre au sénat une affaire déjà résolue, se moque de lui, et non le sénateur qui, sur l'affaire en délibération, donne, à son tour, son avis. Je sais bien qu'en n'approuvant pas votre hâte de passer en Afrique, je dois affronter les soupçons sur deux points : d'abord, sur ma circonspection naturelle ; - mais les jeunes gens peuvent la nommer peur et indolence, pourvu que je ne me repente pas de ce que, jusqu'ici, les plans d'autres hommes ont toujours paru, à première vue, plus brillants, mais les miens, dans la pratique, meilleurs ; puis, sur mon esprit de dénigrement et ma jalousie contre la gloire, chaque jour grandissante, d'un consul si vaillant. Ce soupçon, si ni ma vie passée et mon caractère, ni ma dictature et mes cinq consulats, et tant de gloire acquise à la guerre et à l'intérieur que je suis plus près d'en être dégoûté que d'en désirer encore, ne m'en défendent pas, que mon âge au moins m'en délivre ! Quelle rivalité puis-je avoir, en effet, avec un homme qui n'est pas même de l'âge de mon fils ? Dictateur, en pleine vigueur, dans le cours de mes plus grands exploits, personne, au sénat ni dans le peuple, ne m'a entendu protester contre l'attribution (chose inouïe jusque-là) à un maître de la cavalerie qui s'acharnait contre moi, de pouvoirs égaux aux miens ; c'est par des actes, plutôt que par des paroles, que j'ai préféré amener l'homme, que d'autres m'avaient égalé, à avouer lui-même qu'il me mettait au-dessus de lui ; tant je suis loin, après m'être acquitté de toutes les charges, de me proposer de lutter, de rivaliser avec un jeune homme si brillant ; sans doute serait-ce pour obtenir, moi qui suis déjà las de vivre, et non pas seulement d'agir, qu'après la lui avoir refusée, on me décerne la province d'Afrique ! C'est avec la gloire que j'ai déjà acquise que je dois vivre et mourir. J'ai empêché Hannibal de vaincre pour que vous, qui êtes maintenant en pleine force, vous puissiez le vaincre. Tu me pardonneras, Publius Cornelius, et ce sera justice, si, n'ayant jamais préféré ma propre gloire à l'intérêt de l'État, je ne fais pas non plus passer ta gloire avant le bien public : pourtant, s'il n'y avait pas de guerre en Italie, ou si l'ennemi y était tel que sa défaite ne rapportât aucune gloire, celui qui te retiendrait en Italie, même s'il le faisait pour le bien public, pourrait sembler venir t'enlever, avec la guerre, les éléments de ta gloire ; mais alors qu'un ennemi comme Hannibal, avec une armée intacte, occupe depuis treize ans l'Italie, te plaindras-tu, Publius Cornelius, de ta gloire, si l'ennemi qui nous a causé tant de deuils, tant de désastres, toi, consul, tu le chasses d'Italie, si, comme Caius Lutatius garda l'honneur d'avoir terminé la première guerre punique, tu gardes celui d'avoir terminé celle-ci ? A moins que par hasard Hamilcar doive être jugé supérieur, comme général, à Hannibal, la première guerre à la seconde, ou que la première victoire doive être plus grande et plus illustre que celle-ci (puissions-nous seulement l'obtenir sous ton consultat). Tu aimerais mieux avoir arraché Hamilcar de Drepani et du mont Éryx qu'avoir chassé d'Italie les Carthaginois et Hannibal ? Toi-même, quand tu tiendrais davantage à la gloire acquise qu'aux espoirs de gloire, tu ne saurais te glorifier d'avoir délivré de la guerre l'Espagne plutôt que l'Italie. Hannibal n'est pas encore tel qu'on ne semble pas le craindre plus que le mépriser, en préférant combattre un adversaire autre que lui. Pourquoi donc ne pas te ceindre pour cette guerre, pourquoi ces détours (quand tu seras passé en Afrique, Hannibal, tu l'espères, t'y suivra) plutôt que d'aller d'ici, tout droit, là où est Hannibal pour y porter la guerre, et de rechercher la palme exceptionnelle due à celui qui terminera la guerre punique ? Il est même naturel de défendre ton bien avant d'aller attaquer celui de l'étranger ; ayons la paix en Italie avant la guerre en Afrique, et débarrassons-nous de nos craintes avant d'aller, de nous-mêmes, en inspirer à d'autres. Si les deux choses peuvent se faire sous ta conduite et tes auspices, Hannibal une fois vaincu ici, empare-toi là-bas de Carthage ; s'il te faut laisser l'une de ces deux victoires à de nouveaux consuls, la première aura été non seulement plus grande et plus brillante que la seconde, mais la cause de celle-ci. Car, pour le moment, outre que ravitailler deux armées sur deux points opposés, en Italie et en Afrique, est impossible au trésor, que, pour entretenir des flottes et assurer de façon suffisante le ravitaillement, il ne nous reste rien, l'importance, enfin, du péril à affronter ainsi, à qui échappe-t-elle ? Publius Licinius fera la guerre en Italie, Publius Scipion en Afrique ? Et si -puissent tous les dieux détourner ce présage, que je redoute même d'exprimer ; mais ce qui est arrivé peut arriver encore- Hannibal, vainqueur, marche sur Rome, alors seulement te rappellerons-nous, toi, consul, d'Afrique, comme on rappela Quintus Fulvius de Capoue ? Que dire encore de ceci, qu'en Afrique également, Mars sera le dieu des deux adversaires ? Écoute la leçon de ta propre famille, de ton père et de ton oncle massacrés avec leurs armées en l'espace de trente jours, dans le pays où, pendant plusieurs années, en accomplissant sur terre et sur mer les plus grands exploits, ils avaient donné, au milieu de nations étrangères, la plus grande renommée au peuple romain et à votre maison ! Le temps me manquerait si je voulais énumérer les rois et les généraux passés imprudemment sur le territoire ennemi pour le plus grand malheur de leurs armées et d'eux-mêmes. Les Athéniens, le plus avisé des peuples, ayant, en laissant une guerre dans leur pays, envoyé, sur le conseil d'un jeune homme aussi actif que noble, une grande flotte en Sicile, abattirent pour toujours, en une seule bataille navale, leur état alors florissant. Je vais chercher des exemples étrangers et trop anciens. Que cette même Afrique, et Marcus Atilius, exemple insigne des changements de la fortune, nous instruisent. Certes, Publius Cornelius, quand, de la haute mer, tu verras l'Afrique, les Espagnes, tes conquêtes, te paraîtront un jeu et un badinage. Quoi de semblable, en effet ? Sur une mer sans ennemis, en longeant les côtes de l'Italie et de la Gaule, porté par ta flotte à Emporiae, ville alliée, tu y as abordé ; tes troupes débarquées, c'est par une route absolument sûre que tu les as menées chez des alliés et des amis du peuple romain, à Tarragone ; de Tarragone, tu n'as fait que traverser des garnisons romaines ; près de l'Ebre, il y avait les armées de ton père et de ton oncle, rendues, après la mort de leurs généraux, plus intrépides par leur malheur même, et un chef, irrégulier, à la vérité - le fameux Lucius Marcius - et choisi temporairement par les soldats, mais qui, noble et pourvu légalement d'une charge, serait l'égal des généraux illustres pour tous les talents militaires. L'attaque de Carthagène s'est faite tout tranquillement, aucune des trois armées carthaginoises ne défendant ses alliés. Toutes les autres opérations, - et je ne cherche pas à les rabaisser - n'ont été en rien comparables à une guerre en Afrique, où il n'y a pas un port ouvert à notre flotte, pas un territoire pacifié, pas une cité alliée, pas un prince ami, pas un point, nulle part, où s'arrêter ni où aller en sûreté ; où que tu regardes autour de toi, tout sera hostile et dangereux. Tu te fies à Syphax et aux Numides ? Qu'il te suffise de t'y être fié une fois : l'imprudence n'est pas toujours heureuse, et la fourberie s'assure d'abord la confiance en de petites choses, pour tirer, quand cela en vaut la peine, un grand profit de la tromperie. Les ennemis n'ont pas entouré ton père et ton oncle de leurs armes avant que les Celtibères, leurs alliés, ne les aient entourés de leurs ruses ; toi-même, Magon et Hasdrubal, chefs ennemis, ne t'ont pas fait courir autant de péril qu'Indibilis et Mandonius, admis à ton alliance. Peux-tu te fier, toi, à des Numides, après avoir vu tes soldats eux-mêmes faire défection ? Et Syphax, et Masinissa préfèrent, en Afrique, leur propre domination à celle des Carthaginois, mais la domination des Carthaginois à celle de tout autre peuple. Maintenant, la jalousie, et des motifs de rivalité de toute sorte, les excitent, parce que la crainte de l'étranger est loin ; montre-leur les armes romaines, une armée qui ne soit pas de leur pays, ils accourront tous ensemble comme pour éteindre un incendie commun. Ces mêmes Carthaginois, qui ont eu une façon de défendre l'Espagne, en auront une tout autre de défendre les remparts de leur patrie, les temples de leurs dieux, leurs autels et leurs foyers, quand, partant pour le combat, ils verront leur femme effrayée les accompagner et leurs petits enfants accourir vers eux. Et puis, qu'arrivera-t-il si, ayant pleine confiance dans l'union de l'Afrique, la loyauté des princes alliés, dans leurs propres murailles, les Carthaginois, quand ils verront l'Italie privée de ton secours et de celui de ton armée, ou envoient eux-mêmes en Italie une nouvelle armée d'Afrique, ou ordonnent à Magon, -qui, nous le savons, venu des Baléares avec sa flotte, longe déjà la côte des Ligures Alpins- de se joindre à Hannibal ? Certes nous serons alors plongés dans la même terreur que récemment, quand passa en Italie Hasdrubal, que toi, qui prétends bloquer non seulement Carthage, mais toute l'Afrique avec ton armée, tu as laissé échapper de tes mains et passer en Italie. Tu diras que tu l'as vaincu : je n'en voudrais que davantage, non seulement pour toi, mais pour l'état, que tu n'aies pas livré à un vaincu passage en Italie. Laisse-nous attribuer à ton habileté tout ce qui est arrivé d'heureux à l'empire romain et à toi, et rejeter tous les échecs sur les hasards de la guerre et de la fortune : plus tu as de valeur et de courage, plus ta patrie et l'Italie entière veulent garder pour elles un tel défenseur. Tu ne peux nier toi-même que là où est Hannibal sont aussi la tête et la citadelle même de cette guerre, puisque tu proclames que ta raison de passer en Afrique, c'est d'y entraîner Hannibal : soit donc ici, soit là, c'est à Hannibal que tu auras affaire. Où donc enfin seras-tu le plus fort, en Afrique, seul, ou ici, avec ton armée unie à celle de ton collègue ? Même les consuls Claudius et Livius, et leur exemple si récent, ne prouvent-ils pas l'importance de cette union ? Et Hannibal, est-ce le coin extrême du Bruttium où, depuis longtemps, il demande en vain du secours à son pays, ou le voisinage de Carthage et l'alliance de toute l'Afrique qui le rendront plus puissant en armes et en hommes ? Quel est donc ce dessein, de mieux aimer combattre là où tes troupes seraient diminuées de moitié, et celles de l'ennemi fort augmentées, plutôt que là où il te faudrait lutter avec deux armées contre une seule, affaiblie par tant de batailles et une campagne si longue et si pénible ? Dans quelle mesure ton projet peut se comparer à celui de ton père, considère-le. Lui, parti comme consul pour l'Espagne, revint pour s'opposer à Hannibal qui descendait des Alpes, de sa province en Italie; toi, alors qu'Hannibal est en Italie, tu te prépares à la quitter, non parce que c'est utile à l'état, mais parce que tu le juges important et glorieux pour toi-même, comme quand, laissant ta province et ton armée, sans y être invité par une loi ni par un sénatus-consulte, toi, général du peuple romain, tu as, sur deux navires, risqué la fortune de l'état et la majesté de l'empire, exposés au péril en ta personne. Pour moi, j'estime que Publius Cornelius a été nommé consul pour la république et pour nous, non pour lui et pour son intérêt, et que les armées ont été enrôlées pour garder Rome et l'Italie, non pour qu'à la façon des rois, avec superbe, les consuls les fassent passer sur le point du monde qui leur plaît.»

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