Mircea Eliade, Méphistophélès
et l'androgyne, Paris, Gallimard, Collection "Idées",
n° 435, 1962 : extrait du sous-chapitre : "le mythe de l'androgyne",
pages 149-155.
Le mythe de l'androgyne.
Notre propos n'est pas davantage de résumer l'histoire de
la doctrine de l'androgyne dans la Renaissance, au Moyen Age et dans
l'Antiquité. Il suffit de rappeler que, dans ses Dialoghi d'Aurore,
Leone Ebreo avait essayé de rattacher le mythe de l'androgyne
de Platon à la tradition biblique de la chute, interprétée
comme une dichotomie de l'Homme Primordial 50. Une doctrine différente,
mais pareillement centrée sur l'unité primitive de l'être
humain, avait été soutenue par Scot Érigène,
qui s'inspirait d'ailleurs de Maxime le Confesseur. Pour Érigène,
la séparation des sexes faisait partie d'un processus cosmique.
La division des Substances avait commencé en Dieu et s'était
effectuée progressivement jusque dans la nature de l'homme, qui
fut ainsi séparé en mâle et femelle. C'est pourquoi
la réunion des Substances doit commencer dans l'homme et s'achever
de nouveau sur tous les plans de l'être, Dieu inclus. En Dieu,
il n'existe plus de division, car Dieu est Tout et Un. Pour Scot Érigène,
la division sexuelle fut une conséquence du péché,
mais elle prendra fin par la réunification de l'homme, qui sera
suivie par la réunion eschatologique. du cercle terrestre avec
le Paradis. Le Christ a anticipé cette réintégration
finale. Scot Érigène cite Maxime le Confesseur, selon
lequel le Christ avait unifié les sexes dans sa propre nature,
car, en ressuscitant, il n'était " ni mâle, ni femelle,
bien qu'il fût né et mort mâle ".
Rappelons aussi que plusieurs midrashim pré-sentaient Adam comme
ayant été androgyne. Selon le Bereshit
rabba, " Adam et Ève étaient faits dos à dos,
attachés par les épaules : alors Dieu les sépara
d'un coup de hache en les coupant en deux. D'autres sont d'un
autre avis : le premier homme (Adam) était homme du côté
droit et femme du côté gauche ; mais Dieu l'a fendu en
deux moitiés". Mais ce sont surtout certaines sectes gnostiques
chrétiennes qui ont donné à l'idée de l'androgyne
une place centrale dans leurs doctrines. Selon les renseignements transmis
par saint Hippolyte, Simon le Mage nommait l'esprit primordial arsénothélys,
" mâle-femelle ". Les Naassènes54 également
concevaient l'Homme céleste, Adamas, comme un arsénothélys.
L'Adam terrestre n'était qu'une image de l'archétype céleste
: lui aussi était donc androgyne. Par le fait que les humains
descendent d'Adam l'arsénothélys existe virtuellement
en chaque homme, et la perfection spirituelle consiste justement à
retrouver en soi-même cette androgynie. L'Esprit suprême,
le Logos, était lui aussi androgyne. Et la réintégration
finale, " aussi bien des réalités spirituelles qu'animales
et matérielles, aurait lieu dans un homme, Jésus fils
de Marie " (Refutatio, V, 6). Selon les Naassènes, le drame
cosmique comporte trois éléments : 1° le logos préexistant
en tant que totalité divine et universelle ; 2° la chute,,
ayant comme résultat la fragmentation de la Création et
la souffrance ; 3° l'arrivée du Sauveur, qui réintégrera
dans son unité les fragments infinis qui constituent aujourd'hui
l'Univers. Pour les Naassènes, l'androgynie est un moment d'un
grandiose processus de totalisation cosmique.
Dans l'Épître d'Eugnoste le Bienheureux, dont deux manuscrits
ont été récemment découverts à Khénoboskion,
le Père produit de lui-même un être humain androgyne.
Celui-ci, s'unissant avec sa Sophia, procrée un fils androgyne.
" Ce fils est le Père premier engendreur, le Fils de l'Homme,
que l'on appelle aussi Adam de la Lumière. [...] II s'unit avec
sa Sophia et produit une grande lumière androgyne qui est, de
son nom masculin, le Sauveur, créateur de toutes choses, et,
de son nom féminin, Sophia, génératrice de tout,
que l'on appelle aussi Pistis. Par ces deux dernières entités
sont engendrés six autres couples de spirituels androgynes qui
produisent 72, puis 360 autres entités ... " Comme on le
voit, il s'agit
d'une procession à partir d'un Père androgyne, et qui
se répète à des paliers décroissants (plus
éloignés du " Centre " où se trouve le
Père autogène).
L'androgynie est également attestée dans l'Évangile
de Thomas, qui, sans être un ouvrage gnostique à proprement
parler, témoigne de l'atmosphère mystique du christianisme
naissant. Remanié et réinterprété, cet ouvrage
fut d'ailleurs assez populaire parmi les premiers gnostiques, et la
traduction en dialecte sa'idique figurait dans la bibliothèque
gnostique de' Khénoboskion. Dans l'Évangile de Thomas,
Jésus, s'adressant à ses disciples, leur dit : "
Lorsque vous ferez les deux < être > un, et que vous ferez
le dedans comme le dehors et le dehors comme le dedans, et le haut comme
le bas ! Et si vous faites le mâle et la femelle en un seul, afin
que le mâle ne soit plus mâle et que la femelle ne soit
plus femelle, alors vous entrerez dans le Royaume . " Dans un autre
logion (Nr. 106, ed. Puech ; n. 103 Grant), Jésus dit : "
Lorsque vous ferez que les deux soient un, vous deviendrez fils de l'Homme
et si vous dites : `Montagne, déplace-toi ! ' elle se déplacera.
" (Doresse, II, p. 109, n. 110.) L'expression " devenir un
" est encore mentionnée trois fois (log. 4 Puech ; 3 Grant
; 10 Grant, 11 Puech ; 24 Grant, 23 Puech). Doresse renvoie à
quelques parallèles du Nouveau Testament (Jean, 17, 11 ; 20-23
; Romains, 12, 4-5 ; I Corinthiens, 12, 27, etc.). C'est surtout Galates,
3, 28, qui est important : " Il n'y a plus ni Juif ni Grec, ni
esclave ni homme libre, ni mâle ni femelle ; car vous tous n'êtes
qu'un dans le Christ Jésus. " Cette unité est celle
de la première création, avant la création d'Ève,
lorsque 1' " homme " n'était ni mâle ni femelle
(Grant, p. 144). Selon l'Évangile de Philippe (codex X de Khénoboskion),
la séparation des sexes - la création d'Ève, séparée
du corps d'Adam - a été le principe de la mort. "
Le Christ est venu pour rétablir ce qui a été ainsi
< séparé > au commencement et pour unir à
nouveau les deux. Ceux qui sont morts parce qu'ils étaient dans
la séparation, il leur rendra la vie en les réunissant
! " (Doresse, II, p. 157.)
D'autres écrits contiennent des passages similaires sur la réunion
des sexes en tant que syndrome du Royaume. " Interrogé par
quelqu'un sur le moment où viendrait le Royaume, le Seigneur
lui-même répondit : ` Lorsque les deux seront un, le dehors
comme le dedans, et le mâle avec la femelle ni mâle ni femelle'.
" (He Épître de Clément, cit. Doresse, II,
157.) La citation rapportée par l'Épître de Clément
dérive probablement de l'Évangile selon les Égyptiens,
dont Clément d'Alexandrie a conservé ce passage : "
Salomé ayant demandé quand on connaîtrait les choses
au sujet desquelles il parlait, le Seigneur dit : ` Lorsque vous foulerez
aux pieds le vêtement de la honte et lorsque les deux deviendront
un et que le mâle avec la femelle ne sera ni mâle ni femelle'.
" (Stromates, III, 13, 92 ; Doresse, II, 158.)
Ce n'est pas ici le lieu d'étudier l'origine de ces formules
gnostiques et para-gnostiques sur la totalité divine et l'androgynie
de " l'homme par-fait ". On sait que les sources du gnosticisme
sont extrêmement disparates ; à côté de la
gnose juive, des spéculations sur l'Adam primordial et sur la
Sophia, on y retrouve l'apport des doctrines néo-platoniciennes
et néo-pythagoriciennes, et des influences orientales, surtout
iraniennes. Mais, nous venons de le voir, saint Paul et l'Évangile
de Jean comptaient déjà l'androgynie parmi les caractéristiques
de la perfection spirituelle. En effet, devenir " mâle et
femelle ", ou n'être " ni mâle ni femelle ",
sont des expressions plastiques pour lesquelles le langage s'efforce
de décrire la metdnoia, la " conversion ", le renversement
total des valeurs. Il est aussi paradoxal d'être " mâle
et femelle " que de redevenir enfant, de naître de nouveau,
de passer par la " porte étroite ".
Évidemment, des conceptions semblables eurent cours aussi en
Grèce. Dans le Banquet (189E-193D), Platon
décrivait l'homme primitif comme un être bisexué,
à forme sphérique. Ce qui intéresse notre
recherche, c'est le fait que, dans la spéculation métaphysique
de Platon aussi bien que dans la théologie d'un Philon d'Alexandrie,
chez les théosophes néo-platoniciens et néopythagoriciens
comme chez les hermétistes qui se réclament de Hermès
Trismégiste ou de Poimandres, ou chez nombre de gnostiques chrétiens,
la perfection humaine était imaginée comme une unité
sans fissures. Celle-ci n'était d'ailleurs qu'une réflexion
de la perfection divine, du Tout-Un. Dans le Discours parfait, Hermès
Trismégiste révèle à Asclépius que
" Dieu n'a pas de nom ou plutôt il les a tous, puisqu'il
est à la fois Un et Tout. Infiniment rempli de la fécondité
des deux sexes, il enfante toujours tout ce qu'il a eu dessein de procréer.
- Quoi, tu dis que Dieu possède les deux sexes, ô Trismégiste
?
- Oui, Asclépius, et non pas Dieu seulement, mais tous les êtres
animés et végétaux 57... "
L'androgynie divine.
C'est cette idée de bisexualité universelle, conséquence
nécessaire de l'idée de la bisexualité divine,
en tant que modèle et principe de toute existence, qui est susceptible
d'éclairer notre recherche. Car, au fond, ce qui est impliqué
dans une conception semblable, c'est l'idée que la perfection,
donc l'Être, consiste en somme dans une unité-totalité.
Tout ce qui est par excellence doit être total, comportant la
coincidentia oppositorum à tous les niveaux, et dans tous les
contextes. Ceci se vérifie aussi bien dans l'androgynie des Dieux
que dans les rites d'androgynisation symbolique, mais également
dans les cosmogonies qui expliquent le Monde à
partir d'un uf cosmogonique ou d'une totalité primordiale
en forme de sphère. On rencontre des idées, des
symboles et des rites pareils non seulement dans le monde méditerranéen
et du Proche-Orient antique, mais dans nombre d'autres cultures exotiques
et archaïques. Une diffusion semblable ne peut s'expliquer que
parce que ces mythes présentaient une image satisfaisante de
la divinité, voire de la réalité ultime, en tant
que totalité indivise, et incitaient, en même temps, l'homme
à se rapprocher de cette plénitude par des rites ou des
techniques mystiques de réintégration.
Quelques exemples vont nous aider à mieux comprendre ce phénomène
religieux. Dans les plus anciennes théogonies grecques, des Êtres
divins neutres ou féminins engendrent seuls. Cette parthénogénèse
implique l'androgynie. Selon la tradition transmise
par Hésiode (Théogonie, 124 sq.), du Chaos (neutre) naquirent
Erébé (neutre) et Nuit (féminin). Terre enfanta,
toute seule, le Ciel étoilé. Ce sont des formules mythiques
de la totalité primordiale, enfermant toutes les puissances,
donc tous les couples d'opposés : chaos et formes, ténèbres
et lumières, virtuel et manifesté, mâle et femelle,
etc. En tant qu'expression exemplaire de la puissance créatrice,
la bisexualité se range parmi les prestiges de la divinité.
Héra engendra toute seule Héphaistos et Typhée,
et cette " déesse nuptiale fait d'abord figure d'androgyne
". A Labranda, en Carie, on adorait un Zeus barbu avec " six
mamelles disposées en triangle sur sa poitrine". Héraclès,
le héros viril par excellence, échangea ses vêtements
avec Omphale. Dans les mystères d'Hercules Victor italiote, le
dieu ainsi que les initiés étaient habillés en
femmes ; comme l'a bien montré Marie Delcourt, ce rite était
censé " promouvoir la santé, la jeunesse, la vigueur,
la durée de l'être humain, et peut-être même
conférer une sorte de pérennité " .
A Chypre, on vénérait une Aphrodite barbue, nommée
Aphroditos, et en Italie une Vénus chauve. Quant à Dionysos,
il était le dieu bisexué par excellence. Dans un fragment
d'Eschyle (fragment 61), quelqu'un s'écriait à sa vue
: " D'où viens-tu, l'homme-femme, et quelle est ta patrie
? Quel est ce vêtement? " Originelle-ment, Dionysos était
imaginé comme un être robuste et barbu, deux fois puissant
à cause de sa double nature. Plus tard seulement, à l'époque
hellénistique, l'art fit de lui un efféminé . Nous
ne relèverons pas les autres divinités androgynes du syncrétisme,
la Grande Mère phrygienne, par exemple, et les êtres bisexués
qu'elle met au jour, Agditis et Misé. Quant à la figure
divine que les Anciens désignaient sous le nom d'Hermaphrodite,
elle a pris consistance assez tard, vers le ive ou IIIe siècle,
et son histoire assez complexe est moins importante pour notre recherche.
On ne rappellera pas ici les divinités androgynes attestées
dans d'autres religions . Leur nombre est considérable. On les
rencontre aussi bien dans les religions complexes et évoluées
- par exemple, chez les anciens Germains, dans le Proche-Orient antique,
en Iran, dans l'Inde, en Chine, en Indonésie, etc. - que chez
les peuples de culture archaïque, en Afrique, en Amérique,
en Mélanésie, en Australie et en Polynésie . La
plupart des divinités de la fertilité sont bisexuées
ou comportent des traces d'androgynie. " Sive deus sis, sive dea
", disaient les anciens Romains des divinités agricoles
; et la formule rituelle sive mas sive femina était fréquente
dans les invocations. Dans certains cas (par exemple divinités
de la végétation et chez les Estoniens), les divinités
agricoles sont réputées mâles une année et
femelles l'année suivante . Mais voilà le plus curieux
: sont androgynes les divinités masculines ou féminines
par excellence, ce qui s'explique si l'on tient compte de cette conception
traditionnelle selon laquelle on ne peut pas être excellemment
quelque chose si l'on n'est pas simultanément la chose opposée,
ou, plus exactement, si l'on n'est beaucoup d'autres choses en même
temps.
Zervan, le dieu iranien du Temps illimité, était androgyne
- comme l'était la divinité suprême chinoise des
Ténèbres et des Lumières . Ces deux exemples nous
montrent clairement que l'androgynie était la formule par excellence
de la totalité. Car, comme nous l'avons vu, Zervan était
le père des jumeaux Ohrmazd et Ahriman, dieux du Bien et du Mal
- et les Ténèbres et les Lumières, en Chine comme
dans l'Inde, symbolisent les modalités non manifestées
et manifestées de la réalité ultime.
Des nombreuses divinités étaient appelées "
Père et Mère ". C'était à la fois une
allusion à leur plénitude ou à leur éventuelle
autogenèse, et une indication de leurs puissances créatrices.
Il est également probable qu'un certain nombre de " couples
divins " sont des élaborations tardives d'une divinité
primordiale androgyne ou la personnification de leurs. attributs. Puisque
l'androgynie est un signe distinctif d'une totalité originaire
dans laquelle toutes les possibilités se trouvent réunies
- l'Homme primordial, l'Ancêtre mythique de l'humanité
est conçu dans de nombreuses traditions comme androgyne.
Nous avons rappelé plus haut l'exemple d'Adam. Tuisto, le premier
homme de la mythologie germanique, était lui aussi bisexué
; son nom est étymologiquement solidaire du vieux norvégien
tvistr (" bipartite "), du védique dvis, du latin bis,
etc. . Dans certaines traditions, l'Ancêtre mythique androgyne
a été remplacé par un couple de jumeaux, comme
dans l'Inde, Yama et sa soeur Yami, et en Iran, Yima et Yimagh.
|