[tiré
de : MIRCEA ELIADE, Méphistophélès et l'androgyne
pp. 141-142 ]
L'androgyne au XIXe siècle.
Séraphita est sans doute le plus séduisant des
romans fantastiques de Balzac. Non pas à cause des théories
de Swedenborg dont il est imbu, mais parce que Balzac
a réussi à donner un éclat sans pareil à
un thème fondamental de l'anthropologie archaïque : l'androgyne
considéré comme l'image exemplaire de l'homme parfait.
On se rappelle le cadre et le sujet du roman. Dans un château
à la lisière du village de Jarvis, près du fjord
Stromfjord, vivait un être étrange d'une beauté
mobile et mélancolique. Comme certains personnages de Balzac,
il semblait cacher un terrible « secret », un « mystère
» impénétrable. Mais, cette fois-ci, il ne s'agit
plus d'un « secret » comparable à celui de Vautrin.
Le personnage de Séraphita n'est pas un homme rongé par
son propre destin et en conflit avec la société. C'est
un être qualitativement différent du reste des mortels,
et son « mystère » se rattache non pas à certains
épisodes ténébreux de son passé, mais à
la structure de sa propre existence. Car le mystérieux personnage
aime Minna et en est aimé. Elle le voit comme un
homme, Séraphitus ; il est encore aimé par Wilfred, aux
yeux duquel il passe pour être une femme, Séraphita.
Ce parfait androgyne était né de parents quiavaient été
des disciples de Swedenborg. Bien qu'il ne fût jamais sorti de
son fjord, n'eût ouvert
aucun livre, parlé avec aucun savant et pratiqué aucun
art, Séraphitus-Séraphita faisait preuve d'une érudition
considérable et ses facultés mentales dépassaient
celles des mortels. Balzac décrit avec une pathétique
naïveté les qualités de cet androgyne, sa vie solitaire,
ses extases contemplatives. Tout ceci, évidemment, basé
sur les doctrines de Swedenborg, car le roman est écrit surtout
pour illustrer et commenter les théories swedenborgiennes sur
l'homme parfait. Mais l'androgyne de Balzac n'appartient que très
peu à la terre. Sa vie spirituelle est entièrement dirigée
vers le ciel. Séraphitus-Séraphita vit uniquement pour
se purifier et pour aimer. Bien que Balzac ne le dise pas expressément,
on comprend que Séraphitus-Séraphita ne peut quitter la
terre avant d'avoir connu l'amour. Il s'agit peut-être de la dernière
et la plus précieuse perfection : aimer réellement et
conjointement deux êtres, de sexes opposés.
Amour séraphique évidemment, mais ce n'est pas pour autant
un amour abstrait, général. L'androgyne de Balzac aime
deux êtres bien individualisés ; il reste, donc, dans le
concret, dans la vie. II n'est pas, ici, sur terre, un ange ; il est
un homme parfait, c'est-à-dire un « être total ».
Séraphita est la dernière grande
création littéraire européenne ayant comme motif
central le mythe de l'androgyne. ...
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