[tiré de : Léon
ROBIN, Platon - Oeuvres complètes - t. IV : Le Banquet.
Paris, Les Belles Lettres, 1929]
" ARISTOPHANE (189a - 193d).
Jusqu'à présent, nous étions
en présence de figures qui ne vivent pour nous que par les discours
que Platon leur prête et dont ils caractérisent d'ailleurs
avec tant de précision la personnalité. Au contraire, avec
Aristophane, nous nous trouvons en face d'un homme dont nous nous sommes
déjà fait une idée en lisant ses comédies.
La question est donc de savoir si l'Aristophane du Banquet s'accorde avec
cette idée. - A première vue, on doit en convenir, il nous
déconcerte un peu: sa présence surprend à ce banquet
dont Socrate doit être " l'hôte d'honneur " ; de
même, l'amicale courtoisie avec laquelle le traite celui-ci ; enfin,
la mention qui est faite de lui au nombre de ceux qu'a saisis le délire
philosophique (218 b). Pour nous en effet Aristophane est l'homme qui,
dans les Nuées, a vilipendé Socrate ; qui l'a représenté
comme le plus dangereux de tous les Sophistes; qui, en faisant de lui
un songe-creux en même temps qu'un impie,
s'est déclaré l'adversaire de la spéculation philosophique;
qui, en fin de compte, a appelé sur ses pareils et sur lui la vengeance
populaire. A l'époque supposée du banquet d'Agathon, les
secondes Nuées, dans lesquelles l'âpreté de la satire
semble avoir été plutôt accentuée qu'adoucie,
ne sont vieilles que de sept ans. Comment oublier d'autre part avec
quelle précision dans l'Apologie (18 c d, 19 c d) Platon fait retomber
sur Aristophane la responsabilité initiale du procès intenté
à son maître.
On comprend dès lors que d'anciens
critiques aient pu voir là un problème, et en même
temps on s'étonne qu'à ce sujet les partisans de l'historicité
des dialogues ne soient pas allés jusqu'au bout de ce qu'exige
leur thèse: devra-t-on dire que Platon veut ici nous indiquer que
Socrate n'avait pas tout d'abord compris la portée dangereuse de
la caricature qu'Aristophane avait faite de lui? ou bien que, ayant ressenti
l'offense, il l'avait pardonnée? Ces conjectures soutiendraient
difficilement l'examen.
Visiblement, ici comme ailleurs, Platon, apologiste de la mémoire
de son maître, héritier à ses propres yeux de la pensée
de celui-ci, a voulu traiter Aristophane en adversaire. Déjà
on a eu l'occasion de relever certains traits qui le prouvent. Il y en
a d'autres. Son hoquet d'ivrogne ou de glouton était répugnant
: le voici qui s'emploie maintenant à se chatouiller les narines
et à multiplier les éternuements! Qu'il s'en amuse lui-même,
qu'il y trouve prétexte à railler la théorie d'Éryximaque
(189 a et note), peu importe; il n'en est pas moins vrai qu'en cela, après
avoir été dégoûtant, il devient ridicule. A
la vérité il y a un ridicule qu'il redoute plus que celui-là:
ce serait, voulant faire rire et remplir ainsi sa fonction de poète
comique, d'avoir manqué son but (b). Or les menaces badines que
là-dessus profère Éryximaque cachent, semble-t-il,
une intention : qu'il prenne garde que la farce ne tourne à sa
confusion, il n'aurait à s'en prendre qu'à lui-même
; il n'avait qu'à se tenir tranquille, et pourquoi a-t-il attaqué?
il a des comptes à rendre, et, si on lui donne quitus sans lui
faire payer toute sa dette, c'est qu'on le voudra bien (b c) ! De fait,
que sera le discours d'Alcibiade, sinon une réponse aux Nuées?
Celles-ci faisaient de Socrate un méprisable Sophiste : on verra
qu'au contraire il est le Sage, l'homme incomparable ; il sera donc vengé,
sans que l'offenseur ait été contre-attaqué personnellement.
Comme pour suggérer que telle est en effet son intention, Platon
empruntera (aai b) un vers à ces mêmes Nuées, pour
en changer la satire en une louange ; il fera entrer Alcibiade au moment
où, seul de tous les assistants, Aristophane veut élever
une protestation contre le discours de Socrate (212 b) : silence lui est
imposé, pour que l'attention se détourne sur celui qui glorifiera
le héros qu'il a honteusement bafoué. Est-il bien sùr
d'ailleurs d'avoir réussi la farce qu'il a tramée contre
Socrate dans sa comédie (213c)? Sans doute, encore, n'est-ce pas
sur le seul Aristophane que porte l'ironie de Platon quand, avec Phèdre,
Pausanias, Eryximaque et Agathon, il le met parmi ceux que possède
le démon de la philosophie (218 a b) ; mais si, dans cette énumération,
il accole son nom à celui d'Aristodème, d'un admirateur
de Socrate passionnément attaché à sa personne, c'est
probablement de sa part un sarcasme supplémentaire. Il n'est pas
impossible enfin que ces ignorants et ces imbéciles qui ne trouvent
dans les discours de Socrate que matière à plaisanteries
(221 e), ce soit encore Aristophane, entre d'autres comiques. En résumé,
si Platon a fait dans le Banquet une place à Aristophane aux côtés
de Socrate, ce n'est pas dans un autre esprit que celui qui l'anime à
son égard dans l'Apologie ou dans le Phédon.
Mais d'un autre côté il se refuse, comme j'essaierai de le
montrer, à imiter envers Aristophane l'injustice aveugle de ce
dernier envers Socrate ; il tient à rester équitable dans
sa sévérité. Platon exècre Aristophane, et
pourtant il a conscience de la parenté qui existe entre leurs deux
génies ; il le juge dévoyé et malfaisant, mais il
sent en lui ce don prodigieux, qu'il possède lui-même, d'unir
le badinage de l'expression au sérieux de la pensée, de
marier la poésie la plus délicate ou la plus émouvante,
non sans doute comme lui à la verve bouffonne, mais aux plus profondes
spéculations. Rien n'atteste mieux d'ailleurs chez Platon une pénétrante
intelligence de la manière d'Aristophane que le discours qu'il
a mis dans sa bouche : c'est un chef-d'oeuvre et, véritablement,
le scénario d'une comédie féerique dans le genre
de ce que sont les Oiseaux.
On s'imagine en effet sans peine un choeur bouffon d'hommes d'une seule
pièce et tout en boule, avec leurs huit membres, leurs deux visages,
leurs attributs sexuels en double et, dans le cas des androgynes, contraires
sur chaque face, faisant enfin la roue sur la scène (189 d sqq.):
choeur étrange et bien propre à exciter la gaîté
populaire! Voici maintenant, au milieu d'eux, les protagonistes hardis
d'une entreprise contre l'Olympe (190 b c). Bientôt, nous assisterons
au conseil des dieux menacés ; nous entendrons le discours de Zeus
(190 e sq.); nous serons témoins de toute cette chirurgie et prothèse
apolliniennes qui, selon les modifications qu'exige le plan d'abord arrêté,
doivent peu à peu donner naissance à l'humanité actuelle
(190 e sq., 191 a-c). On croit voir, maintenant dédoublés,
ces hommes massifs du début ; on devine quelles expressions lyriques
seraient données à l'aspiration de chaque moitié
vers la moitié qui lui correspond, au désespoir de la recherche
infructueuse, à la joie, trop rare, de s'être enfin réunie
à la moitié qui la complète et avec laquelle elle
reconstituera son unité primitive (191 a b, d sqq., 193 b c). A
présent, c'est l'apparition d'Hèphaistos, armé de
ses outils de forgeron; la scène est ébauchée : il
offre aux moitiés qui se sont ainsi retrouvées de les souder
définitivement l'une à l'autre (192 d sqq.).
Enfin, une conclusion morale : nous sommes des êtres déchus,
dont l'impiété a causé la déchéance;
l'amour est le seul remède à notre misère, l'unique
moyen de notre salut par le retour à l'état de choses d'autrefois
(189 d, 191 d, 193 d); mais nous tomberons plus bas encore si nous revenons
aux fautes qui nous ont perdus (190 d, 193 ab).
- Bref nous trouvons ici les caractères
les plus essentiels de la comédie aristophanesque : une thèse
et une affabulation dont elle se revêt, mélange étourdissant
de bouffonnerie effrénée et d'admirable poésie, comme
on ne trouve le pareil que dans Shakespeare. En ce qui concerne la thèse
elle-même, Platon a voulu qu'elle fût la plus profonde de
toutes celles qu'expose cette première partie du Banquet, la plus
proche de celle qu'il fera exposer par sa Diotime : c'est ce qu'on peut
appeler la théorie de l'âme-soeur, et Aristophane est en
droit de dire que, par elle, il a rompu non pas seulement avec le pédantisme
didactique, mais avec le point de vue même de Pausanias et d'Eryximaque.
Il abandonne la distinction des deux Amours : pour lui l'amour est un
dans son essence, et sa fonction est de recréer l'unité;
c'est d'autre part à une sorte de mystère qu'il se propose
d'initier ceux qui l'écoutent (189 d), car l'amour contient tout
le mystère
de notre destinée. Au reste, la seule critique que Platon fasse
à cette doctrine (206 d e) ; c'est qu'elle ne qualifie pas suffisamment
l'unité ni l'unification dont elle parle, et qu'elle ne dit pas
dans quelles conditions elles sont désirables.
- Ainsi, en résumé, I'animosité
de Platon à l'égard d'Aristophane ne l'a pas empêché
de lui faire exprimer ce qu'on peut exprimer de plus pénétrant
sur l'amour, quand on le fait sans être soutenu par la philosophie.
Examinons maintenant d'un peu plus près le discours d'Aristophane.
Ce qui, aux yeux d'un lecteur superficiel, le caractérise principalement,
c'est la conception fantastique des origines et de l'évolution
de l'espèce humaine. En un sens cela est, on l'a vu, bien aristophanesque.
Mais ce qui parait avoir suggéré cette invention burlesque
à Platon, c'est une hypothèse très sérieuse,
celle qui est au fond de l'anthropogonie fantastique d'Empédocle
d'Agrigente.
Tout d'abord, ces étranges hommes primitifs que décrit Aristophane
sont proches parents de ces assemblages étranges qui, d'après
Empédocle, se sont primitivement constitués : êtres
aux pieds tournés et rampants, avec d'innombrables mains ; êtres
à double visage et à double poitrine ; bovins à face
d'hommes, humains à face de boeufs ; androgynes enfin
(fr. 6o et 61, Diels). Il expliquait en outre comment, sous l'action du
feu s'élevant vers les régions du ciel, la terre avait produit
" d'abord des formes tout d'une pièce ayant leur part, à
la fois, d'humidité et de chaleur, ...
ne manifestant pas encore l'aimable conformation de nos membres et dépourvus
de voix, ne possédant pas les organes sexuels de la façon
qui est naturelle à l'espèce humaine ". L'inspiration
ne semble pas contestable, car l'idée essentielle de l'anthropologie
d'Aristophane, c'est précisément l'existence primitive,
en un tout indivisé, d'êtres qui se différencieront
par la suite. Leur dédoublement comme conséquence d'un sectionnement
et tout ce qui en résulte, leur sphéricité comme
conséquence de leur origine astrale (190 b), tout cela ce sont
des variations de Platon sur le thème initial. Au surplus, il n'y
a en cet emprunt rien qui puisse étonner : l'influence d'Empédocle
sur la pensée de Platon se manifeste en bien d'autres occasions.
Un point plus important est de déterminer quelle est l'attitude
d'Aristophane à l'égard de l'amour masculin. Jusqu'à
présent, exception faite pour les allusions de Phèdre à
Alceste et à Eurydice, il a pu sembler qu'il n'en existât
pas d'autre. Et certes Aristophane lui-même en parle en termes flatteurs
(191 e-192 b): ceux qui le pratiquent sont les meilleurs, et
on les blâme à tort de ce qui manifeste au contraire la supériorité
de leur nature originelle. En examinant toutefois le passage avec un peu
d'attention, on se demandera si cette bienveillance n'est pas tout apparente,
et si le langage d'Aristophane ne lui est pas dicté par le seul
désir de rester d'accord avec l'idée bouffonne de laquelle
il est parti. Une première remarque en effet, c'est que, d'après
lui, le penchant à s'occuper de politique est généralement
lié à cette sorte d'amour ; or la politique est une occupation
pour laquelle les comédies d'Aristophane ne témoignent aucune
tendresse.
Si l'on songe ensuite à la manière dont il traite Agathon
dans les Thesmophories, ne semblera-t-il pas que parler du macle complémentaire
que Pausanias aime en lui (193 bc), c'est tourner en dérision la
raison justificative de l'amour masculin ? Au reste, le caractère
comique de cette application de la thèse est expressément
souligné. Il y a plus : à deux reprises (192 bc, 193 c déb.)
Aristophane indique avec force que cet amour-là n'est pas l'unique
facteur de la naissance de l'émotion amoureuse et que la théorie
qu'il a exposée concerne aussi bien les femmes. Enfin, Platon lui
prête une opinion très voisine de celle qu'il a lui-même
exprimée dans ses Lois : pour Aristophane en effet un seul amour
répond à la volonté des dieux, celui dont la fin
est la génération et la reproduction de l'espèce,
celui dont l'adultère est une perversion ; inversement, l'amour
contre nature est, en vertu de cette même volonté, condamné
à une satiété qui aura pour effet de détacher,
pour un temps au moins, ces amoureux de leur passion, tandis que les vrais
amoureux, ceux qui le sont selon le voeu de la nature, ne veulent pas
de ces interruptions (192 c). Il s'ensuit implicitement, semble-t-il,
que, si les premiers restent fidèles à leur
attachement stérile, c'est en désobéissant à
la volonté de Zeus.
Qu'on ne dise pas que cette évocation d'une règle morale
d'origine divine sonne faux dans la bouche d'Aristophane, qu'elle s'accorde
mal avec l'irrévérence dont, ici (190 d) comme dans ses
comédies, il fait preuve à l'égard des dieux. Des
croyances très élevées et profondément sincères
ne peuvent-elles donc s'accommoder de plaisanteries sur une dénaturation
grossièrement matérialiste de ces mêmes croyances.L'anthropomorphisme
avec tout ce qu'il comporte, a tué la piété honnête
et simple : telle est au fond la pensée d'Aristophane. Il est un
fait, en tout cas, qu'on ne peut méconnaître : dans le discours
qu'il lui fait tenir, Platon n'a pas voulu se souvenir que les Nuées
ont fait de Socrate un contempteur des dieux ; il a mis au contraire au
premier plan cette idée que la misère de notre condition
est une conséquence de l'impiété, et que, en nous
y obstinant, nous aggraverons encore cette misère. Difficilement
on trouvera dans l'expression de cette idée un moyen de déconsidérer
l'adversaire ; il est plus raisonnable d'y chercher une image intentionnelle
de son attitude ordinaire sur ce sujet.
Il n'est que juste enfin d'appeler, une fois de plus, l'attention sur
la beauté et l'élévation de l'idée que se
fait de l'amour l'Aristophane de Platon. Pour lui, la jouissance sensuelle
n'est pas le fondement du véritable amour ; celui-ci réside
en une aspiration confuse de notre nature à se répandre
hors d'elle-même et à se compléter en communiant de
pensée et de sentiment avec un autre être, de façon
à devenir en deux personnes une seule âme ; il consiste aussi,
une fois qu'une mystérieuse émotion nous a, d'un coup, révélé
cette union du coeur, à en sauvegarder sans défaillance
la continuation jusqu'à la mort, et même au delà (191
ab, d; 192 b-e). Le langage dans lequel s'expriment ces idées est
d'une force et souvent d'une délicatesse incomparables. En rendant,
avec une si haute impartialité, à l'homme qu'il abomine
la justice à laquelle cependant il a droit, Platon ne
trahit donc pas l'image que nous nous sommes faite d'Aristophane ; loin
de la dénaturer, il contribue au contraire, par miracle, à
la préciser et à l'enrichir. ... "
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