Le mythe des individus de forme ronde:

Platon, Le Banquet

 

Document : la place des femmes dans les banquets et dans la société athénienne

 

 

[André BONNARD, Civilisation grecque. T. I : De l'Iliade au Parthénon. Lausanne, La Guide du livre, 1954, pp. 147-154]

Mais l'esclave n'est pas, dans la société athénienne, le seul être humain à manquer à la démocratie. A côté de lui, presque aussi méprisée que lui, il y a la femme. La démocratie athénienne est une société rigoureusement, farouchement masculine. Elle souffre, à l'égard des femmes, comme à l'égard des esclaves, d'une grave " discrimination" qui, pour n'être pas raciale, n'en a pas moins les effets déformants d'un racisme.


Il n'en avait pas toujours été ainsi. Dans la société grecque primitive, la femme était hautement vénérée. Tandis que l'homme s'adonnait à la chasse, la femme non seulement élevait les enfants, ces " petits " de l'homme si lents à pousser, mais elle apprivoisait les animaux sauvages, recueillait les herbes salubres, veillait sur les précieuses réserves du ménage. En contact étroit avec la vie de la nature, c'était elle qui détenait les premiers secrets qui lui étaient arrachés, elle aussi qui fixait les tabous que la tribu devait respecter pour vivre. Tout cela, antérieurement même à l'installation du peuple grec dans le pays qui prit son nom.
La femme, dans le couple, avait l'égalité et même la primauté. Il ne faut d'ailleurs même pas parler de couple : il n'y avait pas alors de mariage monogamique, mais des unions successives et temporaires, dans lesquelles c'était la femme qui choisissait celui qui lui donnerait un enfant.
Quand les Grecs envahirent, par vagues, le sud de la péninsule des Balkans et la côte asiatique de l'Egée, ils trouvèrent des populations qui vivaient, pour la plupart, sous le régime du matriarcat. Le chef de famille, c'était la mère - la " mater familias" - et la parenté se comptait selon la ligne féminine. Les plus grandes divinités étaient des divinités féminines, qui présidaient à la fécondité. Les Grecs adoptèrent deux d'entre elles au moins : la Grande Mère ou Cybèle, et Déméter, dont le nom signifie Terre-Mère ou Mère du blé. L'importance du culte de ces deux déesses, à l'époque classique, rappelle la prééminence de la femme dans la société grecque primitive.
Les peuples dits Egéens, les Pélasges, les Lydiens, bien d'autres conservaient ou le régime matriarcal ou des usages matriarcaux. Ces peuples étaient pacifiques : il n'y a pas de fortifications au palais de Cnossos. Ils étaient agricoles. Ce sont les femmes qui, inaugurant l'agriculture, ont amené l'humanité à la vie sédentaire, étape essentielle de son évolution. Les femmes jouissaient d'un grand prestige chez les peuples crétois et dominaient encore la communauté.
La littérature grecque conserve en grand nombre des légendes où la femme est peinte des plus belles couleurs. Surtout la littérature la

plus ancienne. Andromaque et Hécube dans l'Iliade, Pénélope dans l'Odyssée, sans oublier ni Nausicaa ni Arété, reine des Phéaciens, soeur du roi son mari et souveraine maîtresse de ses décisions, autant de femmes qui sont avec les hommes sur pied de parfaite égalité et parfois mènent le jeu, et qui apparaissent comme les inspiratrices, les régulatrices de la vie des hommes. Dans certains pays grecs, comme l'Eolide de Sapho, la femme longtemps garda ce rôle éminent dans la société.
Il en est tout autrement dans la démocratie athénienne et, d'une façon générale, en pays ionien. Certes la littérature garde l'image de belles figures féminines. Mais les citoyens athéniens n'applaudissent Antigone et Iphigénie qu'au théâtre. Un divorce profond s'est installé, sur ce point, entre la littérature et les moeurs. Antigone est désormais recluse dans le gynécée ou dans l'opisthodome du Parthénon. Si elle est autorisée à en sortir, ce n'est guère qu'à la fête des Panathénées, où elle figure dans le cortège qui porte à la déesse Athéna son nouveau voile, qu'elle a brodé, avec ses compagnes, durant les longs mois de sa claustration.
Cependant, concurremment avec ces images de femmes idéales, la littérature commence à présenter une image déformée et qui paraît d'abord grimaçante de la femme. Toute une veine de misogynie traverse la poésie grecque. Elle remonte haut, à Hésiode à peu près contemporain du poète de l'Odyssée. Hésiode, le vieux paysan ronchonneur, raconte comment Zeus, pour punir les hommes d'avoir reçu de Prométhée le feu qu'il lui avait volé, ordonne aux dieux et déesses de se mettre à trois ou quatre pour fabriquer d'argile humide, de douloureux désir, d'astuce et d'impudence ce beau monstre, la femme - "piège-précipice aux parois abruptes et sans issue ". C'est à la femme que l'homme doit tous les malheurs de sa condition d'animal effaré. Hésiode est intarissable sur le sujet de la ruse, de la coquetterie et de la sensualité féminines.
Non moins que le poète Simonide d'Amorgos qui, dans un poème tristement célèbre, injurie grossièrement les femmes, qu'il classe pédantesquement en dix catégories, usant de comparaisons animales

et autres. Il y a la femme qui vient de la truie : " Tout est désordre dans sa maison, tout roule pêle-mêle dans le bourbier, elle-même ne se lave point, elle porte des vêtements malpropres et, assise sur son fumier, elle engraisse. " Il y a la femme-renarde, toute en manigances, la femme bavarde et cancanière qui, fille de la chienne, aboie sans arrêt et que son mari ne peut faire taire, même en lui cassant les dents à coups de pierre. Il y a la femme paresseuse, aussi lourde à remuer que la terre d'où elle provient. Et la fille de l'eau, changeante et capricieuse, tantôt furieuse et déchaînée, tantôt douce et riante comme la mer un jour d'été. La femme-ânesse, têtue, gloutonne et débauchée, la femme-belette, méchante et voleuse. Il y a la femme-cavale : elle est trop fière pour se plier à aucun travail, elle refuse de jeter les balayures hors de la maison; vaine de sa beauté, elle se baigne deux et trois fois par jour, s'inonde de parfums, pique des fleurs dans ses cheveux, " admirable spectacle pour les autres hommes, fléau pour son mari ". Il y a la femme-guenon, d'une laideur si repoussante qu'il faut plaindre " le malheureux mari qui la serre dans ses bras ". De tant de femmes détestables, la dernière, qui est la femme-abeille, ne nous console pas.
Cette poésie, brutalement antiféminine, reflète le renversement profond qui, des temps primitifs aux siècles historiques, s'est accompli dans la condition de la femme.
En s'installant, le mariage monogamique n'a point favorisé la femme. L'homme y est maintenant le maître. La femme jamais n'a choisi et la plupart du temps n'a même pas vu son futur mari. L'homme se marie pour la seule " procréation d'enfants légitimes ". Le mariage d'amour n'existe pas. L'homme a trente ans au moins, la femme, qui en a quinze, consacre sa poupée à Artémis la veille de ses noces. Le mariage est un contrat qui n'oblige guère que l'une des deux parties. Le mari peut répudier sa femme et garder les enfants, sans autre formalité qu'une déclaration devant témoins, à condition de rendre la dot ou d'en payer les intérêts. Le divorce demandé par la femme, en revanche, aboutit très rarement et seulement en vertu d'une décision judiciaire motivée par des sévices graves ou une infidélité notoire. Mais cette infidélité est dans les moeurs : elle a bonne conscience.

Le mari ne se prive ni de concubines, ni de courtisanes. Un discours attribué à Démosthène déclare : " Nous avons des courtisanes pour le plaisir, des concubines pour être bien soignés et des épouses pour nous donner des enfants légitimes. "
La femme légitime devait être fille de citoyen. Elle avait été élevée, en petite oie blanche, dans ce gynécée qui est son domaine, et presque sa prison. Mineure de la naissance à la mort, elle ne fait que changer de tuteur en se mariant. Si elle devient veuve, elle passe sous l'autorité de son fils aîné. Elle ne quitte guère le gynécée où elle surveille le travail des esclaves, auquel elle participe. A peine sort-elle pour une visite à ses parents, ou pour aller au bain, et toujours sous l'étroite surveillance d'une esclave. Parfois en compagnie de son seigneur et maître. Elle ne va même pas au marché. Elle ne connaît pas les amis de son mari, ne l'accompagne pas à ces banquets où il les retrouve et auxquels il lui arrive d'emmener ses concubines. Sa seule occupation est de donner à son mari les enfants qu'il désire, d'élever ses fils jusqu'à sept ans, âge auquel ils lui échappent. Elle garde ses filles et les forme, dans le gynécée, à la vie qu'elle a menée elle-même, à la triste condition de ménagère reproductrice. La femme d'un citoyen athénien n'est qu'un " oïkouréma ", un " objet (le mot est neutre) fait pour les soins du ménage ". Ce n'est pour l'Athénien que la première de ses servantes.
Le concubinat se développa beaucoup dans les siècles classiques d'Athènes. C'est une sorte de mi-mariage et de mi-prostitution. Sur ce terrain non pas reconnu mais toléré et favorisé par 1'Etat, grandirent les seules personnalités féminines athéniennes dont le souvenir soit venu jusqu'à nous. La belle et brillante Aspasie, brillante de toutes les séductions de l'esprit et du savoir, experte, dit-on, dans l'art nouveau de la sophistique, était la fille d'un Milésien. Périclès l'installa dans sa propre maison, après avoir répudié sa noble femme légitime. Elle y tint salon et son pseudo-mari sut, malgré une campagne d'injures, l'imposer à la société athénienne. Lui qui, dans un discours officiel, déclarait, selon Thucydide, que le mieux que puissent faire les femmes " était de faire parler d'elles le moins possible par les hommes, soit en bien soit

en mal ", il affichait son commerce avec cette " hétaïre " (le mot signifie simplement " amie ") de haut vol. Ainsi le cas d'Aspasie et d'autres montre qu'une femme devait commencer par se faire à demi courtisane pour acquérir une personnalité. Ce fait est la con-damnation la plus sévère qui soit de la famille athénienne.
Le concubinat est toléré par Platon dans son Etat idéal, à condition que les hommes cachent leurs " amies " et qu'elles ne causent pas de scandale.
Et ne parlons pas des prostituées dites de bas étage - des esclaves en grande partie, mais non pas toutes - qui emplissaient les bordels d'Athènes et du Pirée et que les jeunes gens pouvaient s'offrir pour une obole. Prostitution officielle dans ces maisons dont Solon avait été le fondateur, pour assurer le bon ordre et la moralité publique.
Mais comment donc et à quel moment s'était opérée une révolution si complète dans la condition de la femme ? Comment les Andromaque, les Alceste de la légende devinrent-elles les Aspasie de la réalité ou les épouses et concubines aux noms inconnus, simples esclaves du plaisir de l'homme ou instruments de reproduction ? Un fait est certain : il y eut un moment où le sexe féminin subit sa plus grave défaite. Maîtresse de la communauté familiale dans les temps matriarcaux, la femme aux siècles de la Grèce classique est tombée dans la condition la plus humiliée. Quand s'est produite cette "grande défaite historique de la femme" ? On en est réduit ici à des suppositions. La plus vraisemblable est qu'elle est liée à la découverte des métaux et au développement de la guerre en industrie de grand rapport.
Les hommes découvrent le cuivre et, l'alliant à l'étain, ils se fabriquent les premières armes de bronze. Puis ils découvrent le fer dont ils font des armes nouvelles, pour le temps fort redoutables. En possession de ces armes, ils font de la guerre une affaire qui devient d'un immense profit. Les pillards achéens emplissaient d'or les tombes des rois de Mycènes. Les Doriens détruisent les restes de la pacifique civilisation des Egéens. Ceci se passe tout au début des temps historiques.

Avec la civilisation égéenne s'écroule du même coup la primauté de la femme et s'installe le prétendu mariage monogamique. C'est que l'homme, seigneur de la guerre, veut pouvoir transmettre les richesses qu'elle lui procure à des enfants dont il soit sûr d'être le père. De là le mariage monogamique qui fait de la femme légitime un instrument de procréation, des autres un objet d'agrément ou de plaisir.
Les restes du matriarcat furent d'ailleurs lents à disparaître. Sans parler des légendes qui les véhiculent, par la poésie tragique, jusqu'au coeur de l'époque classique, la femme garda longtemps des droits qu'elle a perdus depuis et n'a pas encore recouvrés partout. Ainsi le droit de vote que les Athéniennes possédaient encore, selon un savant helléniste anglais, à l'époque de Cécrops (qu'il faut situer au xe siècle environ).
Le comble, c'est que le poète tragique Euripide, quand il se mit à traiter la tragédie en réalisme, à peindre les femmes ou bien avec les défauts très réels que les pressions sociales qu'elles subissaient leur avaient inculqués, ou bien, dans la manière noble mais vraie, telles que la légende les présentait, mais, si proches, si familières qu'elles devenaient réellement les épouses, les soeurs et les filles des spectateurs - Euripide fit jeter les hauts cris à tout Athènes, il se fit traiter lui-même de misogyne. Qu'il ait dit des femmes ou trop de bien ou trop de mal, c'était la même chose, toujours misogynie. Euripide paya fort cher, auprès de ses contemporains, de n'avoir pas respecté l'impérieuse consigne de Périclès : " Silence sur les femmes, silence sur leurs vertus, silence sur leur malheur." Il les aimait trop pour se taire...
Mais la dénaturation de la femme eut une conséquence sociale bien plus grave. On sait, en effet, quelle perversion s'introduisit dans le sentiment de l'amour qui, incapable chez l'homme de prendre pour objet un être aussi dégradé socialement que la femme, devint ce qu'on appelle l'amour grec - cette pédérastie dont la littérature antique est remplie. La littérature, la mythologie - et la vie.
La condition de la femme est donc, dans la société antique, une plaie aussi grave que l'esclavage. La femme exclue de la vie civique

appelle autant que l'esclave une société, une civilisation qui lui rendront l'égalité des droits avec l'autre sexe, qui lui rendront sa dignité et son humanité.
Et c'est aussi pourquoi ce fut parmi les femmes - je l'ai dit - autant que parmi les esclaves que le christianisme se répandit. Mais les promesses du christianisme primitif - promesses de libération de la femme et de l'esclave - ne furent qu'imparfaitement tenues. Du moins en ce monde terrestre où nous vivons.
Combien de révolutions ne fallut-il pas, ne faudra-t-il pas, après la révolution chrétienne, pour retirer la femme de l'abîme où l'a plongée sa " grande défaite historique" ?

 

 


 

 

 

 

Responsable pédagogique et contact FR : G. Cherqui

Editrice de la leçon : S. Van Esch , relecture et compléments : V.Mestre-Gibaud
Dernière mise à jour : 3 avril 2005