Le mythe des individus de forme ronde:

Platon, Le Banquet

 

Document : Origines du mythe des individus de forme ronde

 

 

[tiré de : Léon ROBIN, La pensée grecque et les origines de l'Esprit scientifique.Paris, La Renaissance du livre, 1928 pp. 126-128]

" L'état des choses dans lequel l'Amitié atteint l'apogée de son règne, c'est ce qu'Empédocle, en souvenir sans doute de l'Être sphérique de Parménide, nomme le Sphérus : Ainsi, dit-il, dans l'épaisse redoute de l'Harmonie était fortement enfoncé le Sphérus bien arrondi, joyeux et fier de son Indépendance (fr. 27, 3-sq.).
Ce chaos où toutes les particules élémentaires, si enchevêtrées soient-elles, gardent leur immuable spécification, mais sans qu'il soit possible de l'y distinguer, est plus voisin du Migma d'Anaxagore que de ce chaos totalement indéterminé qu'était l'Infini d'Anaximandre (1). Empédocle en a parlé comme d'un Dieu (fr. 31). Mais, outre que les éléments eux aussi sont des dieux, et desquels se forment encore d'autres dieux, on peut
douter que la béatitude, dont il était tout à l'heure gratifié, soit rien de plus que le symbole moral de la victoire physique de l'Amour.


Dans les membres du Sphérus il n'y a nulle dissension (fr. 27 a). Mais voici que du dehors, ou plutôt des extrêmes limites du cercle, la Discorde s'est élancée vers les honneurs, quand a été accompli le temps, qui ramène leur retour en vertu de l'ample pacte (2), et cet assaut a ébranlé les membres du Sphérus (fr. 31). L'Amitié résiste. De cette lutte semble résulter un mouvement tourbillonnaire (Siva), et la Discorde parvient presque jusqu'au centre du remous. Mais c'est là que l'Amitié tient bon. Aussi, quand à son tour le temps est arrivé pour l'immortel élan de l'Amitié victorieuse (fr. 35), c'est elle qui fait reculer la Discorde vers la périphérie, afin de reconstituer la pureté du Sphérus. Ainsi, c'est sans se lâcher l'une l'autre que l'Amitié et la Discorde ont reculé tour à tour, l'une pour se confiner temporairement au centre, l'autre pour se retirer temporairement sur les bords. Or, chacun de ces processus est ainsi pareillement générateur et destructeur; car il y a pour toutes choses une génération que produit et que détruit l'union, tandis que l'autre, c'est la séparation qui la nourrit et qui la dissipe (fr. 17, 3-5). Ce que l'Amitié a créé par l'union, elle le ruine à la fin par la confusion; ce que la Discorde a créé par la dissociation, elle le ruine par l'émiettement, si bien qu'alors les éléments sont sans doute aussi peu discernables qu'ils l'étaient dans l'unité du Sphérus (1) : chaos incohérent, au lieu d'un chaos compact.


Inutile d'insister sur la généralité vague de cette loi d'évolution. Il faut du moins rappeler que les critiques anciens, en même temps qu'ils en signalaient l'arbitraire, dénonçaient la place prépondérante qu'Empédocle y avait faite au hasard : en plus d'un passage de son poème, il invoquait, dit-on, le gré de la Fortune (2). C'est à la vérité un expédient, dont bien difficilement auraient pu se passer les ambitions de sa double cosmogonie. Il n'est guère douteux en effet qu'Empédocle ait exposé la formation d'un monde dans chacun des moments du cycle cosmique : le moment présent, qui est sous l'empire de la Discorde, celui qui a donné lieu à notre monde, et celui qui l'a
précédé, et dans lequel prédominait l'Amitié (3).
C'est à ce dernier qu'appartiennent probablement la formation des composés organiques, os, chair, etc., qui unissent, comme on a vu, les éléments en proportions définies, et le spectacle prodigieux (fr. 35 fin) d'une zoogonie fantastique. Sur la terre, dit le poète, poussaient en grand nombre des têtes sans cou, erraient des bras isolés et privés d'épaule, et des yeux vaguaient tels quels, que n'enrichissait aucun front (fr. 57 sq.). A leur tour, ces premiers mélanges des mixtes antérieurs tendent à s'unir, et n'importe comment : ces membres isolés se joignaient au hasard de leurs mutuelles rencontres; ainsi surgissaient des êtres aux pieds tournés, incapables de marcher, mais pourvus d'innombrables mains, d'autres à double visage et à double poitrine, des bovins à figure d'hommes et des humains à tête de boeufs, des hermaphrodites etc. (fr. 59-61) (1).

 

 


 

 

 

 

Responsable pédagogique et contact FR : G. Cherqui

Editrice de la leçon : S. Van Esch , relecture et compléments : V.Mestre-Gibaud
Dernière mise à jour : 3 avril 2005