La guerre des mercenaires
On appelle guerre des mercenaires la guerre
qui opposa de 241 à 238 av. J. C., Carthage et ses
mercenaires ainsi que les Numides et les Africains.
Hamilcar, en Sicile, ne pouvant plus payer ses mercenaires sur ses
propres deniers, fait appel à Carthage, mais
les caisses sont vides ; les
autorités de Carthage lui imposent le retour des troupes.
La révolte est violemment punie. C'est
ce que l'on peut lire chez Polybe, Histoires, I, 2, 84-85
84. Mâtho et Spendius n'étaient pas moins assiégés qu'assiégeants : car Hamilcar les réduisait à une telle disette de vivres qu'ils furent finalement obligés de lever le siège. Quelque temps après, ayant regroupé l'élite des mercenaires et des Africains, environ cinquante mille hommes au total, y compris un contingent sous les ordres de l'Africain Sarzas, ils reprirent la campagne, suivant et guettant l'armée d'Hamilcar. Ils évitaient la plaine par crainte des éléphants et de la cavalerie de Narr'Havas ; mais ils s'efforçaient d'occuper les premiers les hauteurs et les défilés. Dans ces conjonctures, ils n'avaient pas moins d'initiative et de mordant que leurs adversaires, mais ils étaient souvent battus à cause de leur inexpérience. C'est alors qu'on pouvait, selon toute apparence, saisir sur le vif de la réalité quelle différence il y a entre la science méthodique du tacticien et l'ignorance routinière et incohérente du soldat de métier. Hamilcar, comme un joueur habile, arrivait, en les isolant et en les encerclant, à en détruire beaucoup sans combat dans des opérations de détail, et il en tuait beaucoup aussi dans des actions générales, soit en les attirant dans des embuscades inattendues, soit en les désorganisant par des apparitions subites et inattendues, tantôt le jour, tantôt la nuit ; et tous ceux qu'il prit vivants, il les jeta aux éléphants. A la fin, établissant son camp sans éveiller leurs soupçons dans une position très défavorable à leurs manoeuvres, mais très favorable à sa propre armée, il les réduisit à une telle extrémité que, n'osant engager un combat ni ne pouvant se dégager parce qu'ils était entourés de tous côtés par un fossé et un retranchement, ils finirent, poussés par la famine, par se voir dans la nécessité de s'entredévorer : la divinité leur infligeait la juste récompense de leur impiété et de leur scélératesse envers leurs semblables. Ils n'osaient pas sortir pour livrer bataille, car la défaite et le châtiment les attendaient s'ils étaient pris ; ils ne songeaient pas non plus à parler d'un accommodement, car ils avaient conscience de leurs forfaits. Ils comptaient toujours sur les secours de Tunis, que leurs chefs leur promettaient, et en attendant, ils se livraient entre eux à toutes sortes d'horreurs.
85. Mais lorsque ces impies eurent dévoré les prisonniere, dont ils faisaient leur nourriture, qu'ils eurent dévoré les esclaves, et comme le secours de Trunis ne venait toujours pas ; quand les chefs se virent près d'être massacrés par la troupe à bout de souffrances, Autarite, Zarzas et Spendius décidèrent de se rendre aux ennemis et d'entamer des pourparlers avec Hamilcar. Ils envoyèrent un héraut et, lorsqu'ils eurent reçu un sauf-conduit pour leur démarche, ils vinrent au nombre de dix, trouver les Carthaginois. Hamilcar leur présenta les conditions suivantes ; les Carthaginois choisiraient dix d'entre eux, à leur gré, et les autres pourraient s'en aller vêtus seulement d'une tunique. Sitôt l'accord passé, Hamilcar déclara qu'il choisissait ceux qui étaient là, conformément à leurs conventions : c'est ainsi qu'Autarite, Spendius et les principaux chefs tombèrent au pouvoir des Carthaginois. Mais quand les Africains apprirent l'arrestation de leurs chefs, qu'ils croyaient victimes d'un guet-apens, car ils ignoraient les termes de l'accord, ils coururent aux armes ; mais Hamilcar les fit cerner par ses éléphants et toute son armée et tuer jusqu'au derner -ils étaient plus de quarante mille-, à l'endroit appelé la Scie, qui avait reçu ce nom à cause de sa ressemblance extérieure avec de instrument.
Flaubert en a fait un épisode de son
roman Salammbô, en 1862
Quand ils arrivèrent dans le camp
punique, la foule s’empressa autour d’eux, et ils entendaient comme des
chuchotements, des rires. La porte d’une tente s’ouvrit. Hamilcar
était tout au fond, assis sur un escabeau, près d’une
table basse où brillait un glaive nu. Des capitaines, debout,
l’entouraient. En apercevant ces hommes, il fit un geste en arrière, puis il se
pencha pour les examiner. Ils avaient les pupilles extraordinairement
dilatées avec un grand cercle noir autour des yeux, qui se
prolongeait jusqu’au bas de leurs oreilles : leurs nez bleuâtres
saillissaient entre leurs joues creuses, fendillées par des
rides profondes ; la peau de leur corps, trop large pour leurs muscles,
disparaissait sous une poussière de couleur ardoise : leurs
lèvres se collaient contre leurs dents jaunes ; ils exhalaient
une infecte odeur : on aurait dit des tombeaux entr’ouverts, des
sépulcres vivants. Au milieu de la tente, il y avait, sur une
natte où les capitaines allaient s’asseoir, un plat de courges
qui fumait. Les Barbares y attachaient leurs yeux en grelottant de tous
les membres, et des larmes venaient à leurs paupières.
Ils se contenaient, cependant. Hamilcar se détourna pour parler
à quelqu’un. Alors ils se ruèrent dessus, tous, à
plat ventre. Leurs visages trempaient dans la graisse, et le bruit de
leur déglutition se mêlait aux sanglots de joie qu’ils
poussaient. Plutôt par étonnement que par pitié,
sans doute, on les laissa finir la gamelle. Puis quand ils se furent
relevés, Hamilcar commanda, d’un signe, à l’homme qui
portait le baudrier, de parler. Spendius avait peur ; il balbutiait.
Hamilcar, en l’écoutant, faisait tourner autour de son doigt une
grosse bague d’or, celle qui ait empreint sur le baudrier le sceau de
Carthage. Il la laissa tomber par terre : Spendius tout de suite la
ramassa : devant son maître, ses habitudes d’esclave le
reprenaient. Les autres frémirent, indignés de cette
bassesse. Mais le Grec haussa la voix, et rapportant les crimes
d’Hannon, qu’il savait être l'ennemi de Barca, tâchant de
l’apitoyer avec le détail de leurs misères et les
souvenirs de leur dévouement, il parla pendant longtemps, d’une
façon rapide, insidieuse, violente même ; à la fin,
il s’oubliait, entraîné par la chaleur de son esprit.
Hamilcar répliqua qu’il acceptait leurs excuses. Donc la paix
allait se conclure, et maintenant elle serait définitive ! Mais
il exigeait qu’on lui livrât dix des Mercenaires, à son
choix, sans armes et sans tunique.
Ils ne s’attendaient pas à cette clémence ; Spendius
s’écria :
- Oh ! vingt, si tu veux, Maître !
- Non ! dix me suffisent, répondit doucement Hamilcar.
On les fit sortir de la tente afin qu’ils pussent
délibérer. Dès qu’ils furent seuls, Autharite
réclama pour les compagnons sacrifiés, et Zarxas dit
à Spendius :
- Pourquoi ne l’as-tu pas tué ? son glaive était
là, près de toi !
- Lui ! fit Spendius ; et il répéta plusieurs fois : “Lui ! lui !” comme si la chose eût été impossible et
Hamilcar quelqu’un d’immortel.
Tant de lassitude les accablait qu’ils s'étendirent par terre,
sur le dos, ne sachant à quoi se résoudre.
Spendius les engageait à céder. Enfin, ils y
consentirent, et ils rentrèrent.
Alors le Suffète mit sa main dans les mains de dix Barbares tour
à tour, en serrant leurs pouces ; puis il la frotta sur son
vêtement, car leur peau visqueuse causait au toucher une
impression rude et molle, un fourmillement gras qui horripilait.
Ensuite il leur dit :
- Vous êtes bien tous les chefs des Barbares et vous avez
juré pour eux ?
- Oui ! répondirent-ils.
- Sans contrainte, du fond de l’âme, avec l’intention d’accomplir
vos promesses ?
Ils assurèrent qu’ils s’en retournaient vers les autres pour les
exécuter.
- Eh bien ! reprit le Suffète, d’après la convention
passée entre moi, Barca, et les ambassadeurs des Mercenaires,
c’est vous que je choisis, et je vous garde !
Spendius tomba évanoui sur la natte. Les Barbares, comme
l’abandonnant, se resserrèrent les uns près des autres :
et il n’y eut pas un mot, pas une plainte. Leurs compagnons, qui les
attendaient, ne les voyant pas revenir, se crurent trahis. Sans doute,
les parlementaires s’étaient donnés au Suffète.
Ils attendirent encore deux jours : puis le matin du troisième
leur résolution fut prise. Avec des cordes, des pics et des
flèches disposées comme des échelons entre des
lambeaux de toile, ils parvinrent à escalader les roches : et
laissant derrière eux les plus faibles, trois mille environ, ils
se mirent en marche pour rejoindre l’armée de Tunis. Au haut de
la gorge s’étalait une prairie clairsemée d’arbustes :
les Barbares en dévorèrent les bourgeons. Ensuite ils
trouvèrent un champ de fèves ; et tout disparut comme si
un nuage de sauterelles eût passé par là. Trois
heures après ils arrivèrent sur un second plateau, que
bordait une ceinture de collines vertes. Entre les ondulations de ces
monticules, des gerbes couleur d’argent brillaient, espacées les
unes des autres ; les Barbares, éblouis par le soleil,
apercevaient confusément, en dessous, de grosses masses noires
qui les supportaient. Elles se levèrent, comme si elles se
fussent épanouies. C'étaient des lances dans des tours,
sur des éléphants effroyablement armés.
Outre l’épieu de leur poitrail, les poinçons de leurs
défenses, les plaques d’airain qui couvraient leurs flancs, et
les poignards tenus à leurs genouillères, ils avaient au
bout de leurs trompes un bracelet de cuir où était
passé le manche d’un large coutelas ; partis tous à la
fois du fond de la plaine, ils avançaient de chaque
côté, parallèlement. Une terreur sans nom
glaça les Barbares. Ils ne tentèrent même pas de
s’enfuir. Déjà ils se trouvaient enveloppés. Les
éléphants entrèrent dans cette masse d’hommes : et
les éperons de leur poitrail la divisaient, les lances de leurs
défenses la retournaient comme des socs de charrues : ils
coupaient, taillaient, hachaient avec les faux de leurs trompes ; les
tours, pleines de phalariques, semblaient des volcans en marche : on ne
distinguait qu’un large amas où les chairs humaines faisaient
des taches blanches, les morceaux d’airain des plaques grises, le sang
des fusées rouges ; les horribles animaux, passant au milieu de
tout cela, creusaient des sillons noirs. Le plus furieux était
conduit par un Numide couronné d’un diadème de plumes. Il
lançait des javelots avec une vitesse effrayante, tout en jetant
par intervalles un long sifflement aigu ; les grosses bêtes,
dociles comme des chiens, pendant le carnage tournaient un œil de
côté.
Leur cercle peu à peu se rétrécissait ; les
Barbares, affaiblis, ne résistaient pas : bientôt les
éléphants furent au centre de la plaine. L’espace leur
manquait : ils se tassaient à demi cabrés, les ivoires
s’entrechoquaient. Tout à coup Narr’Havas les apaisa, et
tournant la croupe, ils s’en revinrent au trot vers les collines.
Cependant deux syntagmes s’étaient réfugiés
à droite dans un pli du terrain, avaient jeté leurs
armes, et tous à genoux vers les tentes puniques, ils levaient
leurs bras pour implorer grâce. On leur attacha les jambes et les
mains : puis quand ils furent étendus par terre les uns
près des autres, on ramena les éléphants. Les
poitrines craquaient comme des coffres que l’on brise ; chacun de leurs
pas en écrasait deux : leurs gros pieds enfonçaient dans
les corps avec un mouvement des hanches qui les faisait paraître
boiter. Ils continuaient, et allèrent jusqu’au bout. Le niveau
de la plaine redevint immobile. La nuit tomba. Hamilcar se
délectait devant le spectacle de sa vengeance…
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