La bataille de Trasimène par Plutarque, Vie de Fabius Maximus, 2-3
2. [...] Cependant Hannibal était entré en Italie, et avait gagné une première bataille près du fleuve Trébie. De là, traversant la Toscane et ravageant tout le pays, il jeta la frayeur et la consternation jusque dans Rome. Ces désastres furent accompagnés de signes et de prodiges menaçants, les uns familiers aux Romains, comme la chute de la foudre, les autres aussi extraordinaires qu’effrayants. On rapporta que des boucliers avaient sué du sang ; qu’on avait coupé aux environs d’Antium des épis ensanglantés ; qu’il était tombé du ciel des pierres ardentes ; et qu’au-dessus de Falérie le ciel ayant paru s’entr’ouvrir, il en était tombé en différents endroits plusieurs écriteaux, sur un desquels on lisait mot à mot : Mars agite ses armes. Rien de tout cela néanmoins ne put étonner le consul Caius Flaminius, homme d’un caractère ardent, plein d’ambition, enflé des succès qu’il avait eus auparavant, lorsque, méprisant la défense du sénat et l’opposition de son collègue, il avait, contre toute apparence, défait les Gaulois en bataille rangée. Quoique le bruit de ces prodiges eût jeté l’effroi dans les esprits, Fabius n’en était pas affecté ; il les trouvait trop absurdes pour y croire. Mais instruit du petit nombre des ennemis, et du manque d’argent où ils se trouvaient, il conseillait aux Romains de traîner la guerre en longueur, et de ne pas risquer de bataille contre un général dont les troupes étaient aguerries par plusieurs combats. Il proposait donc d’envoyer des secours aux alliés, de tenir les villes dans la soumission, de laisser les forces d’Hannibal se consumer d’elles-mêmes, comme une flamme qui jetait, à la vérité, un grand éclat, mais trop faible et trop légère pour durer longtemps.
3. Des conseils si sages ne persuadèrent pas Flaminius ; il déclara qu’il ne souffrirait point que la guerre s’approchât si fort de Rome, et qu’il n’attendrait pas d’avoir, comme autrefois Camille, à combattre pour la ville dans la ville même. Il ordonna sans différer aux centurions de faire sortir les troupes, et sauta lui-même sur son cheval, qui tout à coup, et sans ancune cause apparente, se mit à trembler de tous ses membres, et s’effaroucha tellement qu’il le renversa la tête première. Cet accident ne changea rien à sa résolution ; et suivant son premier dessein il marcha contre Hannibal, et rangea son armée en bataille près du lac de Trasimène dans la Toscane. Pendant que les deux armées en étaient aux mains, il survint un tremblement de terre si violent, qu’il renversa des villes entières, fit changer de cours à des rivières, entr’ouvrit des montagnes, sans qu’aucun des combattants sentît une si terrible commotion. Flaminius, après avoir fait des prodiges de force et d’audace, fut tué avec les plus braves de ses soldats ; les autres prirent la fuite, et les ennemis en firent un horrible carnage. Le nombre des morts fut de quinze mille ; il y eut autant de prisonniers. Hannibal fit chercher le corps de Flaminius pour lui rendre les honneurs dus à son courage ; mais on ne le trouva point parmi les morts, et l’on n’a jamais pu savoir ce qu’il était devenu. A la défaite de Trébie, ni le général qui en écrivit la nouvelle, ni le courrier qui l’apporta, n’en firent un récit fidèle ; ils trompèrent le peuple en disant que la victoire avait été douteuse. Mais dans cette occasion, dès que le préteur Pomponius eut appris la déroute de l’armée, il convoqua l’assemblée du peuple ; et, sans user de détours ni de déguisement, il lui dit : « Romains, nous avons été vaincus dans un grand combat ; l’armée a été taillée en pièces, et le consul Flaminius a péri. Délibérez sur ce qu’exigent le salut de Rome et votre sûreté. » Cette nouvelle, répandue au milieu d’une multitude immense, comme un vent impétueux sur une vaste mer, jeta l’effroi dans la ville ; la consternation fut si générale, qu’on ne savait à quoi s’arrêter, ni quelle résolution il fallait prendre. Tous convinrent enfin que la situation présente demandait qu’on eût recours à cette puissance absolue appelée dictature, et qu’elle fût confiée à un homme capable de l’exercer avec autant de fermeté que de courage ; que Fabius Maximus était le seul qui, par sa grandeur d’âme et la gravité de ses moeurs, fût digne d’être élevé à cette importante dignité ; que d’ailleurs il était à cet âge où la force du corps peut seconder les conceptions de l’esprit, et où l’audace est tempérée par la prudence.
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